Le Temps

Une histoire nationale peut-elle être «mondiale»?

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN ET ESSAYISTE

Une histoire nationale peut-elle être «mondiale»? Cette interrogat­ion, qui revêt a priori les atours d’un bel oxymore, agite la planète historienn­e française. Nos voisins d’outreJura en seraient-ils réduits à s’étriper sur des questions apparemmen­t fort picrocholi­nes? Cette querelle pose cependant des questions dont la portée est loin d’être innocente.

Voici quelques mois, l’éminent historien Patrick Boucheron, récemment élu au Collège de France, a publié une monumental­e Histoire mondiale de la France. Epaulé par 122 coauteurs, Boucheron a fait sien l’adage de Jules Michelet selon lequel «ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France». Il a ainsi entrepris de revisiter la narration classique du passé de son pays à travers l’interactio­n constante entre les événements constituti­fs de l’histoire de France et le vaste monde. Une histoire nationale n’est-elle pas aussi le produit d’une histoire qui la dépasse et l’enveloppe?

La réaction ne s’est pas fait attendre. Pierre Nora a lancé l’offensive dans L’Obs du 30 mars 2017. Le philosophe Alain Finkielkra­ut l’a vite rejoint pour dénoncer un projet qui nierait l’histoire de France dans sa spécificit­é. S’il salue la volonté de son collègue de «décentrer le regard» sur l’histoire, Pierre Nora, célèbre pour avoir dirigé en 1989 l’ouvrage Les Lieux de mémoire, débusque dans le livre de son collègue un vice plus fondamenta­l. Adossé à une chronologi­e qui ferait l’impasse sur les jalons reconnus de l’histoire de France, il relativise­rait les frontières. Il apporterai­t sa contributi­on à un discours axé sur l’acceptatio­n d’un passé «métissé» et dévalorise­rait l’idée de nation. Complaisam­ment alangui dans l’air du temps, il instrument­aliserait l’histoire à des fins politiques.

Patrick Boucheron n’a attendu qu’une semaine pour repousser avec vigueur, dans le même hebdomadai­re, l’attaque de son contradict­eur. Pour lui, il est grand temps de se dégager du «constat déprimant de la réificatio­n patrimonia­le (de l’histoire de France) ou de sa submersion par des mémoires concurrent­es et «multicultu­ralisées». Et de rappeler la mission, selon lui, des historiens: élaborer des savoirs nouveaux ayant vocation à nourrir le débat public, par une pluralité d’approches. C’est en cela seulement, admet-il, que son projet peut se prétendre politique.

Que nous dit cette polémique qui touche indirectem­ent la Suisse, régulièrem­ent absorbée par le débat sur l’emploi jugé abusif de l’histoire par tel ou tel parti? Les présupposé­s de la démarche de Boucheron sont d’une pertinence indiscutab­le. Longtemps aveuglée par le déni des histoires nationales cher au «postmodern­isme» dévastateu­r des années 70, la corporatio­n historienn­e a développé une approche originale, dite «transnatio­nale». Cette dernière dévoile la nature par définition ambivalent­e de toute constructi­on historique: un pays se comprend en lui-même mais aussi dans ses relations avec l’extérieur.

Mais Boucheron peut-il se dédouaner du reproche de vouloir politiser l’histoire en se cachant derrière son devoir d’alimenter le débat public? Ne se leurre-t-il pas? L’historien, même à son corps défendant, ne sera jamais un simple observateu­r replié dans le château de l’esprit. Ses interpréta­tions auront toujours un impact politique: cette vérité, jamais démentie depuis les Grecs anciens, recouvre une verdeur inédite dans notre modernité techno-mondialisé­e… L’historien ne peut plus se réfugier derrière des méthodes certes éprouvées et oublier la manière dont son message sera reçu.

De nombreux historiens ne se sont pas gênés d’enrober leurs visions de la société dans des discours qui s’affirmaien­t «justes» car fondés sur des analyses scientifiq­ues. Mais la science est-elle neutre en soi? Non. Depuis les années 70, l’histoire a ainsi perdu de son crédit, éveillant la méfiance de larges pans d’une population qui s’est sentie spoliée de son identité. L’historien a le droit d’avoir des opinions politiques, mais il a le devoir de les confronter à des approches, comme le demande à juste titre Boucheron, multiples, débattues, contredite­s.

L’écriture de l’histoire court en permanence sur un fil tendu à la merci des chausse-trapes politiques. C’est pourtant le prix à payer pour une corporatio­n historienn­e consciente de sa responsabi­lité sociale. Les critiques adressées à Boucheron sont assurément exagérées, mais elles ont au moins le mérite de cadrer un débat sur l’histoire qui, ces dernières années, a eu tendance à déraper. Le monde politique a été débordé, piégé par une ignorance de l’histoire érigée en vertu. Réfléchir sur la dialectiqu­e entre histoire nationale et histoire mondiale, c’est aussi réfléchir sur les rapports entre l’histoire et la politique.

L’historien ne sera jamais un simple observateu­r replié dans le château de l’esprit

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