Les jeux de l’amour et de la nécessité
Un soldat blessé trouve refuge dans un pensionnat pour jeunes filles. Avec «Les Proies», Sofia Coppola propose le remake d’un fameux film de Don Siegel. Une histoire violente gorgée de sensualité vénéneuse
Hormis la couleur, la fillette qui chantonne dans les bois de Virginie a tout du Petit Chaperon rouge. Attention, le loup n’est jamais loin… En l’occurrence, c’est un soldat nordiste, blessé à la jambe. La gentille champignonneuse fait son devoir de chrétienne. Elle ramène l’homme jusqu’au pensionnat de Mrs. Martha (Nicole Kidman), que la guerre de Sécession a vidé de ses occupantes. Outre la directrice, l’école ne compte qu’une institutrice, Edwina (Kirsten Dunst), et cinq élèves.
John McBurney (Colin Farrell) est accueilli, nettoyé, recousu, pansé. Bien sûr, ces dames pensent d’abord nouer à la grille un chiffon bleu pour indiquer aux Confédérés la présence d’un ennemi. Mais, au nom de la charité, elles s’abstiennent de l’envoyer à la mort. Poli, bienveillant, serviable, il remue chez ces femmes esseulées les sentiments troubles qu’elles refoulent.
La bête gronde
Le Beguiled du titre anglais se traduit par «enjôler». McBurney enjôle les sept représentantes du beau sexe. Les plus jeunes gloussent en le regardant ou se réjouissent qu’il aime les oiseaux. La plus grande, Alicia (Elle Fanning), se fait affriolante. La paisible Edwina brûle de désir et même la sévère Martha se sent étrangement émue. Le blessé manipule habilement les sentiments des unes et des autres. Dans un élan unanime d’hypocrisie, elles parent de vertus chrétiennes les pulsions charnelles qui les consument… Le piège se retourne finalement contre John. Le gynécée perce son jeu et prend sa revanche.
Tirée d’un roman de Thomas Cullinan, l’histoire que raconte Les Proies est connue: Don Siegel l’a portée à l’écran, en 1971, avec Clint Eastwood et Geraldine Page. Elle inspire aujourd’hui à Sofia Coppola un film de maturité. Délaissant les tourments de l’adolescence, qu’ils fussent ressentis par une Américaine au Japon (Lost in Translation), une reine de France (Marie-Antoinette) ou des cambrioleurs californiens (The Bling Ring), la cinéaste plonge dans les tréfonds les plus vaseux de l’âme humaine afin de rappeler que l’homme est un loup pour l’homme, et la femme une louve. La bête gronde sous le vernis de civilisation. Ivre, revolver au poing, John rugit, profère des menaces de mort et jette au sol la tortue d’une fillette. Echevelée, la Kidman se dresse telle une furie dans sa robe virginale éclaboussée de sang selon la mode Reine Margot lancée jadis par Adjani.
Caleçon de dentelle
Sofia Coppola privilégie les musiques diégétiques (chansons et récitals) et les profondeurs de champ courtes: cette myopie souligne la solitude de la petite communauté féminine, elle fait sentir les menaces de la guerre si proche et de la défaite qui arrive. Au fil de plans très picturaux, splendidement éclairés et savamment composés, la fille de Francis Ford dévoile les zones d’ombre et les turpitudes de personnages péchant par luxure, colère et orgueil sans se l’avouer.
La noirceur du récit n’empêche pas les marques d’humour. Le pubis de John est pudiquement voilé d’une serviette brodée; elle lui fait comme un caleçon de dentelle qui affole Martha. Et, tandis que les femmes réfléchissent à un moyen de se débarrasser du prédateur qu’elles ont accueilli, la petite Marie provoque un éclat de rire dans la salle lorsque, d’une voix ingénue, elle rappelle que «John aime les champignons»…