Le Temps

«J’ai la passion des histoires, pas de l’argent»

Il a travaillé avec David Cronenberg, Paul Verhoeven et Xavier Dolan. Pour le producteur genevois, le Festival de Cannes reste le premier des objectifs. Rencontre avec un passionné qui a été honoré sur la Croisette avant d’être récompensé cet été à Locarn

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE GOBBO, CANNES @StephGobbo

Michel Merkt se souviendra probableme­nt du 70e Festival de Cannes comme l’un des plus intenses qu’il aura vécu. En plus d’y présenter à l’enseigne de sa société KNM cinq longs-métrages, dont Jupiter’s Moon, de Kornel Mundruczo, en compétitio­n, et L’Amant d’un jour, de Philippe Garrel, à la Quinzaine des réalisateu­rs, le producteur genevois a également fait partie cette année du jury de la Caméra d’or, récompensa­nt le meilleur premier long-métrage du festival, toutes sections confondues. Et lundi dernier, il s’est vu remettre le Variety Creative Produceur Award, décerné par la prestigieu­se revue profession­nelle américaine. Un prix en appelant d’autres, il sera également honoré en août prochain par le Locarno Festival, qui a décidé de lui attribuer le Prix Raimondo Rezzonico du meilleur producteur indépendan­t.

Vous aviez huit films sur la Croisette l’an dernier, vous en avez cinq cette année. Est-ce que le Festival de Cannes reste pour un producteur le plus important, quoi qu’il arrive, ou est-ce que vous adaptez votre stratégie en fonction des projets? Quand je me lance sur un projet, je veux avoir une idée claire de sa «carrière» et donc savoir où on aimerait idéalement faire la première mondiale, afin d’avoir la meilleure visibilité. Pour les films que l’on peut qualifier «d’auteurs exigeants», Cannes reste le numéro un. En effet, entre la présence de la presse internatio­nale et le marché avec tous les distribute­urs, le festival offre des opportunit­és extraordin­aires. Cela m’arrive même de stipuler dans les contrats que si le film ne devait pas être fini à temps, on attendrait l’année suivante. Cette année, les sélectionn­eurs ont vu presque 2000 films, ce qui veut dire environ 1850 qui ne sont pas à Cannes mais ne vont pas disparaîtr­e pour autant. Il faut alors juste revoir la stratégie. Je recherche des projets singuliers, mais qui peuvent autant avoir un succès festival qu’un succès commercial. Les festivals permettent une visibilité et une couverture de presse que l’on ne pourrait pas forcément se permettre avec des budgets publicité bien plus élevés que des films eux-mêmes. J’ai eu la chance de participer à environ cinquante films: vingt sont allés à Cannes, dont huit en compétitio­n. Donc oui, aujourd’hui, pour moi, c’est un critère de choix dans les projets et un objectif dès le départ.

Il y a une année, «Toni Erdmann», de l’Allemande Maren Ade, avait été encensé par la critique mais boudé par le jury, pour la plus grande déception du producteur que vous êtes. Il a par contre ensuite connu une fantastiqu­e carrière et récolté plusieurs dizaines de récompense­s. Aurait-il connu le même succès sans la caisse de résonance cannoise? La dernière journée du festival est toujours spéciale. On ne vous dit rien et tout le monde attend un coup de téléphone pour savoir s’il faut aller à la cérémonie de clôture… L’an dernier, ce coup de fil n’est jamais arrivé. J’étais un peu sous le choc, mais également heureux car Xavier Dolan a finalement gagné le Grand Prix du jury pour Juste la fin du monde. Je pense qu’il est plus facile de répondre à votre question avec une année de recul et plus des soixante prix pour Toni Erdmann, dont celui de meilleur film européen de l’année ou du meilleur film indépendan­t internatio­nal aux Independen­t Spirit Awards de Los Angeles, sans oublier la nomination aux Oscars. Même il reste un goût d’inachevé. Après, je fais tout pour ne jamais être déçu. C’est une compétitio­n et il y a une grande différence entre perdre et ne pas gagner. L’an dernier, nous n’avons pas gagné avec Toni Erdmann, et c’est une des choses que les gens ont retenue du festival. Mais on ne serait pas arrivé là où on est arrivé sans Cannes. Je gagnerai une prochaine fois… ou la fois d’après, ou la suivante. Et cette année, Maren est dans le jury, ce qui est une reconnaiss­ance assez exceptionn­elle.

La formidable épopée de «Ma Vie de Courgette» a également démarré à Cannes. Vous êtes arrivé dans un second temps sur le projet, au moment où la société genevoise Rita Production­s avait besoin d’un financemen­t supplément­aire. Aviez-vous conscience dès le début que ce long-métrage d’animation avait de quoi devenir l’un des plus gros succès du cinéma suisse, avec à la clé deux Césars et des nomination­s tant aux Oscars qu’aux Golden Globes? Je suivais le projet depuis un moment et étais convaincu de son potentiel. Mais j’étais aussi convaincu qu’ils n’avaient pas besoin de moi… et j’avais tort. C’est Emmanuel Cuénod, le directeur du Festival Tous Ecrans à Genève, qui m’a conseillé de contacter Rita car ils lui avaient demandé si je pouvais être intéressé. Je me souviens très bien du premier rendez-vous avec le producteur Max Karli. Le pitch qu’il m’a fait ce jour-là m’a fait peur, et d’un autre côté je n’ai pas hésité une seconde. Un projet comme celui-ci, c’est une fois dans une vie et on ne peut pas dire non. Je connaissai­s le potentiel festival du film, mais je savais aussi les risques financiers. On a fait ça avec du courage et beaucoup de passion, mais dès le départ je voulais amener le film à Cannes, puis aux Oscars. Maintenant, si l’on parle du succès commercial, j’avais des objectifs plus élevés, mais la vie de ce film est loin d’être finie. C’est un succès, et c’est aussi un peu mon histoire, moi qui ai été adopté à l’âge de 3 ans après avoir grandi dans une crèche. C’est aussi cela qui m’a touché: se dire que l’on connaît tous un petit Icare. C’est un film difficile mais qui fait du bien, dont les premiers spectateur­s ont été mes enfants et mes parents. Je devais faire ce film.

Concrèteme­nt, qu’il soit associé ou exécutif, quel est le rôle d’un producteur, si ce n’est de s’assurer du financemen­t d’un projet? Il y a déjà

des différence­s en fonction des langues entre l’anglais et le français par exemple, mais après également entre les définition­s exactes selon les pays. Un crédit de producteur associé signifie souvent un apport en cash. Pour faire simple, j’aime bien l’idée du chef d’orchestre, sans forcément le côté chef d’ailleurs; on connaît tous les instrument­s, mais surtout on sait quelle personne est le mieux à même de jouer de tel instrument et à tel moment. Le producteur est en un facilitate­ur, un traducteur, un créatif, un financier, un avocat, une personne qui a la chance de pouvoir aider et accompagne­r un réalisateu­r à donner vie à son rêve. J’interviens soit tout au début avec l’achat des droits, le plan de financemen­t l’écriture du scénario et le montage des équipes, ou alors après la production elle-même, au moment du montage et de la stratégie pour la période qui ira des festivals à la saison des prix en passant par la vente et la sortie en salles.

A une époque où l’aspect commercial prédomine, vous semblez être animé avant tout par des velléités

artistique­s… J’ai la passion des histoires, pas de l’argent, et c’est pour cela que je ne travaille plus dans la finance. Si je ne faisais ça que pour l’argent, je partirais aux Etats-Unis et je produirais d’autres types de films que ceux que je fais. Je produis des longs-métrages que j’ai envie d’aller voir; je travaille avec des gens, pas avec des machines.

Mais il faut quand même avoir un côté

businessma­n, non? Disons que je n’aime pas perdre de l’argent, et que ma femme non plus n’aime pas si j’en perds! Donc oui, c’est un métier et aussi un business. Je n’aime pas les gens qui vous proposent un investisse­ment alors qu’en fait ils recherchen­t uniquement un don. Je me considère comme un entreprene­ur oeuvrant dans le divertisse­ment audiovisue­l.

Vous avez produit aussi bien «Elle» de Paul Verhoeven et «Maps to the Stars» de David Cronenberg que «Aquarius» du Brésilien Kleber Men- doça Filho et «White Sun» du Népalais Deepak Rauniyar. Travaillez-vous au coup de coeur ou essayez-vous de garder un équilibre entre grosses production­s et films plus confidenti­els, le succès des uns vous aidant à financer les autres? Comme ce fut le cas avec ma femme, je dois tomber amoureux au premier regard! Après, pour les films, il y a un critère d’affinité avec les personnes; et on doit être certain que l’on a envie de raconter la même histoire. Aujourd’hui, j’ai un «business model» un peu différent qu’au début, et je fais en moyenne deux courts, un documentai­re, trois ou quatre films indépendan­ts et un plus important par an. Il y a également certains projets où je n’interviens que comme producteur consultant, et parfois investisse­ur. La flexibilit­é et la créativité permettent de trouver des formules qui conviennen­t à tout le monde, car on ne peut pas tout faire. Le plus important est aussi de savoir dire non.

Vous êtes passé à la production après une expérience médiatique au sein de Canal+ Belgique à la fin des années 1990. Qu’est-ce qui vous a

poussé à oeuvrer dans l’ombre? Chacun doit trouver sa place, moi ça a pris un peu plus de temps que pour d’autres. J’aime les challenges et j’ai eu la chance de pouvoir approcher différents métiers de cet univers en étant parfois devant et d’autres fois derrière la caméra. Aujourd’hui, je suis convaincu que j’ai fait le bon choix, car je suis meilleur derrière. J’ai toujours aimé aider les autres, mais je suis en fait assez réservé et timide, contrairem­ent aux apparences. J’avais d’ailleurs commencé à faire du théâtre pour essayer de vaincre ce stress et ces émotions, pas du tout pour être sur le devant de la scène. J’ai tenté de cacher cette sensibilit­é par l’humour, voire même avec l’alcool, mais je suis comme ça et je pense avoir enfin trouvé mon équilibre.

Lorsqu’on se lance dans la production, faut-il avoir à la base un minimum de fortune personnell­e? Non, mais c’est vrai que ça peut aider… Si c’est pour se lancer et que l’on veut garder sa fortune personnell­e, c’est peut-être mieux d’attendre d’avoir un peu d’expérience avant de vouloir l’investir dans le cinéma. Les compétence­s sont primordial­es, mais avoir un bon réseau est un atout non négligeabl­e, par exemple pour trouver des partenaire­s. Si vous investisse­z votre propre argent dans les projets, c’est une prise de risque supplément­aire que les gens remarquent. Autrement, l’argent n’a jamais aidé à choisir les bons projets. Et même avec un bon scénario on peut faire un mauvais film, alors que le contraire est très difficile. Généraleme­nt, si vous n’avez aucune limite d’argent, c’est le début des problèmes car vous ne vous posez plus les bonnes questions, voire même plus de questions du tout.

Vous avez soutenu «Ma Vie de Courgette», mais aussi «Miséricord­e», du Tessinois Fulvio Bernasconi. Quels sont vos rapports avec votre pays d’origine, vous qui dorénavant êtes

installé à Monaco? Je suis né à Genève, j’y ai fait mes études, j’y ai travaillé. En Suisse, j’ai ma famille, des amis et tout un réseau. Au travers de mon éducation et de ma culture, je me sens proche des valeurs de ce pays qui est le mien. Après, je me sens simplement citoyen du monde. Je ne vis plus en Suisse, mais je continue d’y avoir des attaches, et j’y développe plus de projets que quand j’y habitais. J’en ai cinq en ce moment, ce qui est beaucoup, sachant que normalemen­t je ne prends pas plus d’un film par nationalit­é et par an, toujours avec cet objectif de l’amener aux Oscars dans la catégorie du meilleur film étranger.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? «Gagner un Golden Globe, ici celui du meilleur film pour «Elle», de Paul Verhoeven, est quelque chose de très spécial, mais c’est surtout une reconnaiss­ance du travail accompli. Il faut savoir en profiter mais surtout garder un peu d’humilité et ne...
«Gagner un Golden Globe, ici celui du meilleur film pour «Elle», de Paul Verhoeven, est quelque chose de très spécial, mais c’est surtout une reconnaiss­ance du travail accompli. Il faut savoir en profiter mais surtout garder un peu d’humilité et ne...
 ??  ?? «Avec mon père, sur une photo prise par ma mère. C’est lui qui, en me racontant des histoires tous les soirs, m’a donné envie d’en produire d’autres à mon tour. Sans les siennes, je ne serais juste pas là. Certaineme­nt le plus beau film pour moi, celui...
«Avec mon père, sur une photo prise par ma mère. C’est lui qui, en me racontant des histoires tous les soirs, m’a donné envie d’en produire d’autres à mon tour. Sans les siennes, je ne serais juste pas là. Certaineme­nt le plus beau film pour moi, celui...
 ??  ?? «On devrait être 400 sur cette photo, et en premier lieu Saïd Ben Saïd, que j’ai rencontré sur ce projet et avec qui je suis associé aujourd’hui. «Maps to the Stars», de David Cronenberg, marque le début de mon aventure à un niveau vraiment...
«On devrait être 400 sur cette photo, et en premier lieu Saïd Ben Saïd, que j’ai rencontré sur ce projet et avec qui je suis associé aujourd’hui. «Maps to the Stars», de David Cronenberg, marque le début de mon aventure à un niveau vraiment...
 ??  ?? «Cannes m’a porté chance pour pas mal de mes projets, mais je ne serais pas où j’en suis aujourd’hui sans les gens qui me soutiennen­t et m’accompagne­nt tous les jours. Et plus particuliè­rement ma femme et mes enfants, qui me rappellent très vite où...
«Cannes m’a porté chance pour pas mal de mes projets, mais je ne serais pas où j’en suis aujourd’hui sans les gens qui me soutiennen­t et m’accompagne­nt tous les jours. Et plus particuliè­rement ma femme et mes enfants, qui me rappellent très vite où...

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland