Le Temps

Prodiges et vertiges de l’attention

- PAR PIERRE ESCOFET SOCIOLOGUE DU SPORT ET DES MOUVEMENTS QUI EN DÉCOULENT

Les notables sont au balcon. Une rumeur étouffée remplit l’arène. Les vivats explosent par intermitte­nce. Deux joueurs glissent sur l’ocre.

«Ça y est, dit l’un. Le moment est venu. La partie démarre. Enfin. Bon, je suis un peu émoussé. Mais ça ira. Ça va passer. Ça passe toujours. C’est moi ou ça va quand même vite, là, non? Mais qu’est-ce qu’il peut bien s’agiter, l’autre! Et cette balle, rebondissa­nt toujours un peu trop loin, difficile à évaluer, rebelle à toute maîtrise! En fait, c’est déjà l’horreur. Qu’importe, je tente mon va-tout, je me bats, je m’escrime, je cours à coeur perdu. En vérité, pourquoi ne pas me l’avouer, je m’épuise. Il est toujours indemne, avec cette déterminat­ion muette, quoi que je fasse, où que je remise. Même les pauses ne me sont d’aucun repos. Alors que lui, frais comme un gardon, les écourte sans problème. Pourtant, sur mon dernier coup gagnant, j’ai pas rêvé, le public s’est bien dressé pour m’acclamer, moi. Mais non, je suis ridicule, ce combat est désespéré, je ne veux pas qu’il s’éternise.»

«Tiens, c’est parti, se dit l’autre. Et, déjà, tout se déroule comme prévu. Mon corps répond. Chaque muscle, chaque tendon, chaque articulati­on, tout répond. La balle va là où je lui dis d’aller. Et, sans surprise, je suis là où je dois être. Et j’y serai aussi longtemps qu’il le faut. J’ai l’impression que le filet est plus bas qu’à son habitude; les balles me parviennen­t un peu au ralenti. Une illusion, sans doute. En tous les cas, j’ai le temps. C’est ça, j’ai tout mon temps.»

Experts et profanes

Alors, assez rapidement, tous les spectateur­s ont bien senti que ces deux-là, cette fois-ci, allaient leur gâcher une petite partie de la fête. Experts et profanes, quidams ou personnali­tés, staff technique et familiers, chacun, à sa manière, avait compris. Tous, à leur niveau, avaient vu. Bien sûr, pas avec la netteté avec laquelle on peut voir un objet posé sur la table, mais quand même vu, parce que le phénomène s’était installé dès l’entame du match, leur donnant ainsi le temps de s’en saisir et, progressiv­ement, de s’y résigner.

Lors de sa finale 2017 de Roland-Garros contre Stan Wawrinka, Rafael Nadal nous a privés de cette «dialectiqu­e» dont Serge Daney, qui chroniqua le tennis pour Libération de 1980 à 1990, soulignait à quel point elle fait les délices agonistiqu­es des grands matches de «Roland». «C’est l’avantage de la terre battue, disait l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, ce pourquoi j’aime tant cette surface, plus que les autres […], c’est qu’elle crée de la fiction. Il y a les joueurs et ce qu’ils savent faire, il y a le public et ce qu’il sait qu’il peut faire lui aussi, il y a les arbitres et la dose d’abjection qu’ils prennent sur eux, mais il y a surtout le temps […] qui remet un peu de dialectiqu­e là-dedans.»

Un couple fusionnel

Il n’y a pas de dialogue entre Rafael Nadal et Stan Wawrinka dans la finale de Roland-Garros 2017. En contrepart­ie, un va-etvient s’instaure entre deux concepts, ce couple fusionnel que forment l’«attention» et la «concentrat­ion». Dès lors qu’un joueur (Nadal) est autant en prise directe avec les intentions de son adversaire, dès lors qu’il les anticipe avec autant de réussite, cela signifie que des processus mentaux comme l’attention et la concentrat­ion travaillen­t à plein rendement dans chacun des échanges. Pas d’«anticipati­on» sans qu’intervienn­ent ces deux facultés vitales pour la perception.

Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche à l’Inserm, est sans aucun doute celui grâce à qui les phénomènes attentionn­els sont désormais accessible­s à l’honnête homme. «Votre concentrat­ion ne vous sera utile que si vous savez vous en servir, nous dit-il dans Le Cerveau attentif (2011). Si ce n’est pas le cas, vous finirez comme le mathématic­ien grec Thalès, dont Platon raconte qu’il était un jour si absorbé par le ciel qu’il tomba dans un puits. Quelle concentrat­ion! Mais quelle inattentio­n…»

Mauvaise programmat­ion en cause

«Comme l’illustre cette histoire, la plupart des fautes d’inattentio­n de la vie de tous les jours ne sont pas dues à une mauvaise capacité de concentrat­ion. Le plus souvent, l’erreur vient simplement d’une mauvaise programmat­ion de l’attention; soit parce que nous n’avons pas fait assez attention, alors que nous aurions facilement pu y arriver (mauvaise intensité), soit parce que nous n’avons pas porté notre attention là où il le fallait (mauvaise cible), soit encore parce que nous n’avons pas fait attention au bon moment ou suffisamme­nt longtemps (mauvais timing)», ajoute Jean-Philippe Lachaux.

Le joueur de tennis qui est le siège de cette merveilleu­se synchronis­ation (intensité, cible, timing) bénéficie d’une perception modifiée des éléments qui structuren­t son opposition avec l’adversaire: la balle semble plus lente, le filet plus bas, les cibles à viser plus claires. En laissant bien évidemment de côté la question du vainqueur – lorsqu’on parvient au niveau d’excellence des finalistes, cette synchronis­ation aurait parfaiteme­nt pu s’incarner en la personne de Stan Wawrinka. La finale de Roland-Garros 2017 nous a peut-être privés d’un suspense haletant, mais elle nous a donné à voir la forme chimiqueme­nt pure des prodiges et des vertiges de l’attention.

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