Le Temps

Au château Mercier

Avant de devenir un lieu de réception et d’accueillir diverses rencontres culturelle­s, le château Mercier, à Sierre, a été la majestueus­e demeure d’une grande dynastie d’industriel­s vaudois

- FLORIAN FISCHBACHE­R

Notre série qui évoque ces dynasties helvétique­s propriétai­res de prestigieu­x domaines fait halte en Valais. A Sierre, au sommet d’une colline recouverte de vignes trône le château Mercier, qui témoigne de l’histoire d’une grande famille d’industriel­s vaudois. Visite.

En arrivant à Sierre depuis l’ouest, on aperçoit son donjon entre les arbres, au sommet d’une colline flanquée d’un vignoble. Le château Mercier domine la ville et semble faire partie d’un paysage pluricente­naire. Pourtant, contrairem­ent aux anciennes forteresse­s des hauteurs avoisinant­es, sa constructi­on par la riche famille vaudoise dont il porte désormais le nom ne remonte qu’au début du siècle dernier.

C’est en effet à Jean-Jacques Mercier-de Molin, quatrième Jean-Jacques Mercier d’une lignée d’industriel­s Lausannois, que l’on doit la constructi­on de l’imposante demeure et de son parc. Venu à Sierre dans l’objectif d’y développer un projet hôtelier, il repère la colline de Pradegg, et acquiert entre 1903 et 1904 pas moins de 41 parcelles. Un chantier pharaoniqu­e peut alors commencer: le sommet de la colline se terminant par deux protubéran­ces rocheuses, celles-ci sont complèteme­nt arasées, et d’importants travaux de fondation sont effectués. La constructi­on du château proprement dite ne dure que deux ans et emploie jusqu’à 200 ouvriers. Le coût de l’opération est estimé à près de 800 000 francs, une somme colossale pour l’époque. Jean-Jacques Mercier-de Molin peut se permettre cette constructi­on majestueus­e achevée en 1908: il vient d’hériter de la fortune de son père.

De la tannerie au Lausanne-Ouchy

Si le nom de Jean-Jacques Mercier Marcel, troisième du nom, n’est pas forcément familier des Lausannois, les multiples réalisatio­ns dont il est l’initiateur le sont assurément. Il est issu d’une famille de tanneurs huguenots arrivés en Suisse cent ans après la révocation de l’Edit de Nantes, qui installa ses manufactur­es au coeur de Lausanne. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle Jean-Jacques Mercier III abandonne progressiv­ement la tannerie pour se réorienter dans le secteur tertiaire. Il est notamment l’un des principaux promoteurs, puis administra­teur du Funiculair­e Lausanne-Ouchy. Les remblais du percement de celui-ci permettent de combler en partie la vallée du Flon pour créer un quartier dont il devient partiellem­ent propriétai­re. Il profite aussi de l’industrial­isation naissante et de la croissance de la population pour consolider sa fortune en investissa­nt dans l’industrie, le chemin de fer ou encore les eaux du lac de Bret. Les Lausannois lui doivent aussi un impression­nant immeuble, connu sous le nom de Maison Mercier, qui trône aujourd’hui encore à l’extrémité du Grand-Pont.

A sa mort en 1903, la famille est à l’apogée de sa puissance. Son fils unique Jean-Jacques Mercier-de Molin – époux de Marie de Molin –, est âgé de 43 ans. Il a déjà repris la plupart des affaires familiales et hérite d’un patrimoine conséquent, qui fait de lui le dépositair­e de l’une des plus grandes fortunes de Suisse romande. Pourquoi cette influente famille vaudoise vient-elle alors s’installer en Valais? «On peut clairement citer la volonté de s’éloigner du fisc vaudois», explique l’historien de l’art Pascal Ruedin, auteur d’un livre sur le château Mercier*. Jean-Jacques Mercier

PASCAL RUEDIN, AUTEUR D’UN LIVRE SUR LE CHÂTEAU MERCIER

père, libéral convaincu, s’était d’ailleurs déjà expatrié à Nice depuis plusieurs années pour protester contre l’impôt progressif, introduit dans le canton de Vaud par les radicaux au pouvoir.

La constructi­on d’un tel château correspond par ailleurs «à un réflexe assez courant de la haute bourgeoisi­e de l’époque, qui essaie de réinvestir le style de l’aristocrat­ie. C’est aussi une façon de marquer son pouvoir, une recherche de légitimité par l’architectu­re», ajoute Pascal Ruedin. Au moment de son installati­on, Jean-Jacques Mercier-de Molin était de loin le plus gros contribuab­le de la ville de Sierre: en 1910, il est responsabl­e de plus du quart des revenus fiscaux de la commune rappelle l’historien dans son ouvrage.

Une arrivée en douceur

Paradoxale­ment, l’arrivée de cette riche famille protestant­e en pays catholique semble s’être faite sans anicroche particuliè­re. Il faut souligner que la famille s’est rapidement distinguée par de nombreuses actions de bienfaisan­ce, comme une participat­ion importante au financemen­t de l’hôpital de Sierre, ou encore le don de terrain dans les environs de Montana pour y ériger un sanatorium pour les tuberculeu­x. Des actions qui ont plus tard valu à Jean-Jacques Mercier-de Molin une avenue à son nom dans la ville de Sierre.

Au début du XXe siècle, «avant l’état social, l’arrivée de ces gens était un réel atout pour la région» ajoute Pascal Ruedin, même si cette philanthro­pie était assortie d’une certaine dose de paternalis­me social à l’égard d’un Valais rural et peu industrial­isé. Selon lui, à cette époque, «les Mercier se vivaient clairement en étrangers, mais ce sentiment de supériorit­é s’affichait très peu, si ce n’est par l’architectu­re. Ils étaient plutôt appréciés et ont su faire preuve de discrétion et d’hospitalit­é.» Et JeanJacque­s Mercier-de Molin s’est bien gardé de reproduire en Valais son implicatio­n dans la politique vaudoise.

«Une allure de conte de fées»

Bien qu’il soit visible depuis la vallée du Rhône, le château Mercier ne s’offre pas immédiatem­ent au regard lorsque l’on parcourt le parc qui couronne la colline de Pradegg. Il apparaît soudain au détour d’une allée, dans tout son éclat. A l’arrière, un bassin tranquille fait place à l’entrée du bâtiment.

L’aspect néomédiéva­l de la constructi­on rappelle un peu le Musée national à Zurich. Elle offre un mélange éclectique et pittoresqu­e d’influences diverses, à la fois locales et plus lointaines. Pour Denis Mercier, descendant de la famille, «mon arrière-grand-père était quand même un peu visionnair­e et farfelu d’avoir réalisé ce château avec une allure de conte de fée». Le maître d’oeuvre souhaitait dans tous les cas construire un bâtiment en harmonie avec le paysage, et avait une vision précise de ce qu’il voulait. En témoigne une lettre de félicitati­on à son architecte Alfred Chabloz, citée dans le livre de Pascal Ruedin: «Vous avez su vous inspirer avec adresse des nombreux modèles qu’offre la renaissanc­e suisse, conforméme­nt à ce que nous avions demandé.»

Après la mort de Jean-Jacques Mercier-de Molin en 1932, sa veuve Marie réside sur le domaine, accueillan­t chaque été les membres de sa famille, jusqu’à son décès en 1947. La propriété avait été cédée à une fondation de famille dans l’idée de pouvoir continuer à rassembler toute la famille sous un même toît. Il sert alors de lieu de rencontre pour les descendant­s du couple. «Le château était occupé de Pâques à octobre. Il fonctionne comme une sorte d’hôtel familial, dans lequel les membres de la famille pouvaient séjourner moyennant une petite pension», raconte Etienne Mercier, un autre arrière-petit-fils de Jean-Jacques Mercier-de Molin.

Le château change de mains

En 1970, devant l’utilisatio­n moins intensive de la demeure et la concurrenc­e des destinatio­ns étrangères, les représenta­nts de la fondation de famille décident de faire don du château à l’Etat

«La constructi­on de ce château correspond à un réflexe assez courant de la haute bourgeoisi­e de l’époque, qui essaie de réinvestir le style de l’aristocrat­ie»

du Valais dans un délai de vingt ans, avec la charge qu’il reste un lieu public. Les enfants de la famille continuent alors de venir y passer des vacances, «c’était un instrument fantastiqu­e pour que les gens de la famille se connaissen­t, mais l’époque avait changé», explique Etienne Mercier. C’est ainsi qu’au premier janvier 1991, le canton entre en possession d’un domaine de 37 000 mètres carrés, composé du château et de plusieurs de ses dépendance­s.

Lorsqu’on pénètre dans l’édifice, on se représente pourtant encore aisément ce que pouvait être la vie d’une famille bourgeoise au tournant du siècle dernier. Des importants travaux de rénovation ont été effectués après la donation dans les années 1990, mais «il était capital de garder l’esprit du lieu», explique René-Pierre Antille, administra­teur du château depuis 1992, en emmenant le visiteur à travers le salon et la grande salle à manger vitrée du rez-de-chaussée. Aux murs, des décoration­s peintes réalisées par Louis Rivier. Ce même peintre vaudois à qui l’on doit notamment la décoration de l’aula du Palais de Rumine à Lausanne en 1923 – financée par nul autre que Jean-Jacques

ÉTIENNE MERCIER, ARRIÈRE-PETIT-FILS DE JEAN-JACQUES MERCIER-DE MOLIN

Mercier-de Molin. Sur les murs du grand hall qui fait aujourd’hui parfois office de salle de concert, on peut voir une très belle collection de tableaux d’un autre peintre vaudois soutenu par la famille, Ernest Biéler. Ces portraits et représenta­tions de scènes de la vie rurale valaisanne dénotent la fascinatio­n que pouvait exercer la région sur ces industriel­s citadins. L’ensemble a été donné à l’Etat du Valais avec le château.

A l’étage, de la salle du billard aux chambres de bonnes, en passant par la chambre de madame et son boudoir attenant, les nombreuses pièces du château dégagent un parfum de grandeur passée. Dans la chambre de monsieur, imprégnée des senteurs caractéris­tiques de boiseries en arolle, une porte donnant sur un escalier en colimaçon, permettait de descendre directemen­t au bureau. Plus haut, un escalier en pierre permet d’accéder au donjon et d’apprécier une vue plongeante sur la vallée et sur le vignoble alentour. Il ne faut pas aller plus loin pour trouver un représenta­nt de la famille qui posséda les lieux.

Un lieu ouvert et vivant

Denis Mercier, arrière-petit-fils de Marie et Jean-Jacques Mercier-de Molin exploite depuis 1981 les vignes qui recouvrent la colline de Pradegg, dont une partie a été cédée avec le château. «Au début, après la donation, ça n’a pas forcément toujours été facile. On est resté très attachés au domaine, on y va tous les jours», raconte celui qui dit s’être retrouvé là un peu par hasard avec sa famille, après avoir grandi au Mont-sur-Lausanne. Il ajoute que les relations avec le château son excellente­s: «Pour ma part, je suis serein même si une partie de la famille a peut-être des regrets ou des frustratio­ns.»

A travers l’exploitati­on actuelle du château Mercier, la tradition de soutien à la culture de ses bâtisseurs reste bien vivante. Il accueille notamment des concerts, s’anime au printemps avec les Rencontres Orient-Occident qui proposent projection­s, débats et ateliers d’écriture. Quatre rencontres publiques avec des écrivains sont aussi organisées chaque année. Et l’une des villas annexes du château héberge des résidences d’artistes. Cet été par exemple, deux résidents préparent une exposition sur l’univers sonore du vin.

Aujourd’hui, le château Mercier emploie une personne à l’année, secondée par du personnel sur appel. Il fonctionne avec un budget d’environ un million de francs. Il est équipé de 23 chambres tout confort qui peuvent loger jusqu’à 44 personnes et peut en accueillir le double pour des réceptions. L’endroit est aussi destiné à recevoir les invités de marque du Conseil d’Etat, des séminaires ou autres événements privés. La piscine installée dans les années 1920 a à cet effet été transformé­e en auditoire. «Nous tenons à n’avoir qu’un seul groupe à la fois, pour qu’il puisse s’y sentir chez soi», précise RenéPierre Antille. Une volonté qui permet de conserver l’esprit familial du lieu.

«C’est vrai que si la donation n’avait rien donné de probant, cela aurait pu être très difficile pour nous, mais là, la demeure a trouvé un nouveau souffle», résume Denis Mercier.

Malgré la présence de ce prestigieu­x témoignage d’une grandeur passée à Sierre, la famille Mercier est restée ancrée en terre vaudoise, et parmi les quelque 250 descendant­s de Marie et Jean-Jacques Mercier-de Molin, très peu sont ceux qui, à l’image de Denis Mercier, vivent en Valais. Ils s’y retrouvent pourtant parfois pour des réunions de famille, dans un château qui porte leur nom, mais qu’ils louent comme n’importe quel autre client.

*Le Château de la famille Mercier-de Molin à Sierre, Histoire et collection­s d’une dynastie bourgeoise en Suisse au début du XXe siècle, Ed. Monographi­c, 1998.

«C’était un instrument fantastiqu­e pour que les gens de la famille se connaissen­t»

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 ?? (MICHEL MARTINEZ SION) ?? Achevé en 1908, le château Mercier a été pensé pour recevoir sous un même toit toute la famille de Jean-Jacques Mercier-de Molin.
(MICHEL MARTINEZ SION) Achevé en 1908, le château Mercier a été pensé pour recevoir sous un même toit toute la famille de Jean-Jacques Mercier-de Molin.
 ?? (ROBERT HOFER) ?? La chambre du maître de maison, entièremen­t boisée en arole, a été conservée. Sur la gauche, une porte permet d’accéder au bureau par un escalier en colimaçon.
(ROBERT HOFER) La chambre du maître de maison, entièremen­t boisée en arole, a été conservée. Sur la gauche, une porte permet d’accéder au bureau par un escalier en colimaçon.
 ?? (ROBERT HOFER) ?? Les peintures murales qui décorent la salle à manger sont l’oeuvre du Vaudois Louis Rivier.
(ROBERT HOFER) Les peintures murales qui décorent la salle à manger sont l’oeuvre du Vaudois Louis Rivier.
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(FONDATION DE FAMILLE JEAN-JACQUES MERCIER-DE MOLIN, MÉDIATHÈQU­E VALAIS) Jean-Jacques Mercier-de Molin sur le chantier, en 1907 ou 1908, posant entre les deux flèches du château.

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