DE PEAU, DE SANG ET DE SEL
Le Mexicain José Luis Zárate imagine ce qui s’est passé à bord du «Déméter», navire sur lequel voyagea le comte Dracula dans le célèbre roman de Bram Stoker
Le 5 juillet 1897, le Déméter quitte le port de Varna, en Bulgarie. L’équipage se compose du capitaine, de deux officiers, de cinq matelots et d’un cuisinier. A la fin de la traversée, lorsque la goélette débarquera dans le port de Whitby, en Angleterre, elle ne transportera plus qu’un mystérieux chien noir, qui prendra la fuite. L’équipage a été décimé par une mystérieuse «maladie», dont les manifestations surnaturelles sont consignées dans le journal de bord. La goélette transporte un curieux chargement: 50 caisses de terre, soi-disant envoyées dans la capitale britannique pour des expériences scientifiques. Elles ont été chargées dans les cales à Varna, de nuit, par de mystérieux gitans «aux larges habits et aux gestes lents», armés jusqu’aux dents. Les familiers du roman
Dracula, de Bram Stoker, auront reconnu le vaisseau et les moyens utilisés par le vampire, pour quitter la Transylvanie et rejoindre Londres.
L’auteur mexicain José Luis Zárate s’inspire du classique de la littérature fantastique, paru en 1897, pour raconter l’histoire du point de vue du capitaine du
Déméter. Son style poétique, lyrique, fait merveille, mélangeant roman gothique et érotisme exacerbé. Ce n’est pas un pastiche, ni un livre «à la manière de», mais une oeuvre fascinante et singulière, sur le pouvoir de contamination de la littérature, et sur le désir.
Seul maître à bord après Dieu, le capitaine confie son attirance pour les hommes de son équipage. Pour leur «goût de sel», leur «sang neuf» et leur «peau imberbe». Plus le navire s’avance au milieu de nulle part, plus son appétit refoulé devient irrépressible et halluciné. Le capitaine sent une présence dans sa cabine et se retrouve plongé dans des rêves sensuels, caressé par une vague de froid qui se glisse dans les moindres interstices. La vie du Déméter, elle aussi, se trouve subtilement modifiée par sa funeste cargaison. «Quelque chose a changé depuis la tombée de la nuit», note le capitaine, «on dirait qu’on entend le monde geler à toute vitesse autour de nous.» Les rats du navire sont peu à peu décimés par d’autres rongeurs au pelage blanc, qui se multiplient comme un tapis de brume au fond de la cale. On craint une épidémie de peste, et chacun se prépare au pire. Mais le pire dépassera l’imaginable. Un matin, un marin porte une «tache rouge et irrégulière» sur la nuque. Un autre annonce au capitaine qu’un «étranger se trouve à bord».
Dans ce récit, deux désirs se jaugent et s’observent, semblent se confondre: celui du vampire, qui rêve de sang, et celui du capitaine, qui rêve de la peau de ses hommes. Ils se développent en miroir. Le capitaine criera à la présence qui hante le Déméter qu’il n’est pas un monstre, lui. Et que désirer les hommes vivants n’est pas un péché. Embarqué sur ce bateau fantôme au milieu du néant, le lecteur hypnotisé ne pourra plus le quitter avant la fin du voyage.