Le Temps

Îles de France

Juste en face de Bandol, l’île minuscule de Bendor raconte l’une des légendes insulaires du Var. C’est là que le magnat du pastis et de l’alcool Paul Ricard s’installa, au lendemain de la guerre, pour y accueillir artistes et célébrités

- RICHARD WERLY, PARIS t @LTwerly Demain: Aux Embiez, un pastis insulaire

C’est une ceinture de rochers qui entoure l’Hexagone. Ilots ou archipels, propriétés privées ou publiques, ces îles disent une partie de la mémoire de la France. Leur histoire mais aussi leurs légendes sont indissocia­bles des ports et des rivages auxquels elles font face. Premier voyage, de Toulon à Marseille, dans les îles varoises, dont les secrets raviront voyageurs et touristes helvétique­s.

On l'imagine attablé, pouffant de rire face aux touristes en train d'être verbalisés pour quelques brasses de trop. Ile de Bendor, juillet 2017. Dans le petit musée consacré aux célébrités qui passèrent, jadis, quelques nuits sur ce rocher qui nargue la baie de Bandol, la «gueule» de Michel Simon toise la faconde méridional­e de Fernandel. Sacré duo d'acteurs. Sacrés convives. Ancien concierge à la retraite, Serge connaît tous les recoins de l'hôtel «Le Delos» dont Paul Ricard avait fait, dans les années 1950-1960, l'auberge de la jet-set estivale azuréenne. Bendor, ou Saint-Tropez avant l'heure, sans les fameux gendarmes. Juste un morceau d'île, à une centaine de mètres du rivage, que le roi du Pernod, né en 1909 et décédé en 1997, rêvait de transforme­r en Villa Médicis pour gloires cinématogr­aphiques.

Esprit dissident

Difficile, aujourd'hui, de s'imaginer que les cinq minutes de bateau facturé quatorze euros par personne – les traversées à la nage sont interdites et punies d'amende – avaient, voici un demi-siècle, valeur d'aller simple pour le gotha du grand écran. Flash-back. Les trois maisons provençale­s du minuscule port de Bendor accueillen­t, à l'époque, tout ce que la scène parisienne compte de célébrités. Octobre 1950. En Indochine, l'armée coloniale française vient de subir l'effroyable défaite de Cao Bang. Bandol, fief de vacances pour les officiers de l'infanterie de marine stationnés à Toulon, fait tomber le drapeau tricolore en guise de deuil. Un seul homme refuse alors de croire en la perte inéluctabl­e de l'Empire. Huit ans plus tôt, lors de l'occupation de la zone libre par l'occupant allemand, Paul Ricard a osé clamer, dans sa ferme camarguais­e «J'emmerde le Maréchal Pétain». Le créateur du Pastis a toujours eu la verve d'un dissident. Des Etats-Unis de l'après-guerre, il a ramené le goût du marketing de masse. Mais il lui faut un phare, un lieu symbole pour rendre la vente d'alcool civilisée… et populaire.

Ce sera Bendor, acheté 50000 francs. Un rocher posé, tel un glaçon dans l'anis, entre Bandol et Sanary-sur-Mer. Bendor, ou la revanche insulaire sur le cours de l'histoire. A la fin des années 1930, les écrivains exilés de langue allemande avaient fait de ce bout de Var leur capitale intellectu­elle ensoleillé­e. Thomas Mann et Heinrich Mann résidaient à la Villa Tranquille. Alma Mahler prisait le Moulin Gris. Stefan Zweig goûtait aux longues soirées du Mas du Port. Leur promenade favorite? Une marche à Bendor, entre les cyprès, à portée de quelques coups de rame. L'île s'offre alors nue au rivage. Pas de petit palais, d'amphithéât­re, ou d'atelier de verrerie… lieux voulus et crées par Paul Ricard pour y recréer un monde miniature de plaisir. «Je n'avais qu'à tenir compte de la superficie, du ciel et de la mer», écrira plus tard Paul Ricard, dans son autobiogra­phie La

passion de créer (Ed. Albin Michel). Le magnat du pastis aime les arts. Il peint. Il sculpte. Ses employés prétendent que le roi du pastis collection­ne les

Paris Hollywood, revues ciné coquines. «Je peux encore entendre sa voix à Bendor racontait récemment sa petitefill­e Myrna Giron Ricard, à un journalist­e des Echos. Il voulait faire de ce rocher un théâtre permanent pour éduquer ses employés. le reste n'est que légendes.»

Faire comme Brando

Bendor, avec sa piscine posée sur le promontoir­e rocheux face au casino de Bandol, est aussi une réplique. En 1962, Paul Ricard a vu, comme spectateur et amateur de voile, le film Les

révoltés du Bounty. Il a lu que Marlon Brando, tombé amoureux de la Polynésie après sa rencontre sur le tournage avec Tarita – l'actrice qui fait succomber Christian Fletcher – recherche un îlot à acquérir. Le défi est lancé. Le fils de marchand de vins, devenu riche grâce au succès hexagonal de son pastis à plus de 40 degrés, rêve pour Bendor d'un avenir digne des meilleurs studios de cinéma. Lui qui a racheté, à Marseille, les cinémas de Marcel Pagnol, se met en tête d'ouvrir un zoo et de construire, au milieu du rocher, une villa à l'italienne dont le donjon ressemble à un périscope scrutant la Méditerran­ée. Le quotidien local Var Matin affirme que l'icône Brando a donné son accord pour venir à Bendor rencontrer Brigitte Bardot, gloire tropézienn­e naissante. «Deux mythes ensemble, se promenant le long de cette marina miniature. SaintJean-Cap-Ferrat pouvait aller se rhabiller», rigole un archiviste du journal qui, en février 2017, a parrainé une exposition consacrée à BB. L'audace de Paul Ricard ne connaît pas de limites. L'entreprene­ur brûle de concurrenc­er le Monaco des Grimaldi. «Regardez bien Bendor, la paternité architectu­rale avec Monte Carlo est réelle» explique, très fier, la responsabl­e de l'office du tourisme de Bandol.

Le rêve d'artiste de Paul Ricard se fige alors que le mouvement Flower Power déferle sur la Côte d'Azur. La petite île est trop guindée. Les stars et leurs imprésario­s veulent de l'espace et du mystère. Le roi de l'anisette, lui, se rend compte que le cinéma n'est pas sa limonade. Il acquiert Les Embiez, l'archipel voisin, et transfère Bendor aux bons soins du comité d'entreprise de Ricard et de ses salariés. Ses toiles y sont exposées. Passage obligé pour les employés du groupe. Bendor, île en modèle réduit, ne convient plus aux utopies mondialisé­es de son propriétai­re.n

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(MOIRENC CAMILLE/HEMIS.FR) Face à la baie de Bandol, séparée du continent par un mince bras de mer, le rocher de Bendor avait, dans l’esprit de son propriétai­re, Paul Ricard, vocation à devenir l’un des lieux de villégiatu­re d’artistes et de stars les plus huppés de la Côte...

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