Le Temps

«Il faut repenser la gestion des carrières»

Deux ans après avoir ouvert l’antenne genevoise de Boyden, Cornelia Tänzler tire un bilan intermédia­ire. Elle relève notamment que les marques horlogères font de plus en plus appel à des talents d’autres secteurs, plus avancés sur le plan technologi­que

- PROPOS RECUEILLIS PAR VALÈRE GOGNIAT @valeregogn­iat

C’était il y a deux ans. Cornelia Tänzler, Allemande d’origine désormais établie au bout du lac, se fixait comme mission de rouvrir l’antenne genevoise de Boyden, cabinet américain de chasseurs de têtes. A l’heure du bilan, la directrice de ce «petit cabinet parmi les grands» se dit satisfaite du travail accompli. Selon différents médias, elle a notamment oeuvré dans le cadre de la nomination d’un Romand – le Chauxde-Fonnier Fabrice Zumbrunnen – à la tête de Migros en mars dernier. Une informatio­n qu’elle ne souhaite pas commenter.

Aujourd’hui responsabl­e de la division Global Consumer and Retail de Boyden, Cornelia Tänzler a fait ses études – l’Ecole hôtelière et un MBA – à Lausanne. Elle a ensuite rejoint le cabinet de recrutemen­t KornFerry pour poursuivre une carrière presque entière dans le métier de l’executive search. Dans le cadre d’une possible réorientat­ion de carrière, elle relève notamment que le salaire n’est plus nécessaire­ment le facteur décisif.

Vous avez ouvert le bureau genevois de Boyden en 2015. Quel est votre bilan? Nous avons été opérationn­els très rapidement. Non seulement nous avions déjà des clients existants – l’avantage d’appartenir à un réseau global – mais nous pouvions également compter sur une solide antenne à Zurich. Nous couvrons un spectre relativeme­nt large qui court des PME aux multinatio­nales en passant par les grandes sociétés suisses, ce qui nous permet d’ouvrir des perspectiv­es suisses pour nos clients internatio­naux et vice versa. En deux ans, nous avons réalisé une petite vingtaine de missions au niveau des comités de direction. Entre Zurich et Genève, nous employons une vingtaine de personnes.

Vous avez réalisé une carrière entière dans la recherche de cadres et vous vous dites volontiers «passionnée» par cette activité. Pourquoi? Il y a d’abord le contact permanent avec les personnes et les entreprise­s. Chaque société a sa propre culture, sa propre manière de fonctionne­r. Idem du côté des individus. Trouver les ingrédient­s pour réaliser un mariage qui fonctionne reste quelque chose de très fascinant. Ensuite, nous avons également un certain impact, que ce soit sur la vie des entreprise­s ou celle des dirigeants. Enfin, nous devons donner envie à la personne de relever un nouveau défi, de changer de pays, d’industrie… Entre le premier téléphone avec les candidats et la nomination, il y a un long chemin passionnan­t à réaliser.

Quels sont les atouts de Boyden en comparaiso­n avec les autres cabinets présents sur l’Arc lémanique, comme Egon Zehnder ou Spencer Stuart? Nous sommes un petit parmi les grands. Nous cultivons un esprit boutique: nous nous inscrivons dans une démarche de partenaria­t sur le long terme avec nos clients et les candidats. Ils apprécient notre connaissan­ce du contexte suisse et notre capacité à la mettre en perspectiv­e avec les grands enjeux internatio­naux. Leur fidélité est notre meilleure référence: 75% de nos missions proviennen­t de clients récurrents. Nous assurons également un suivi entre six et douze mois après l’entrée en fonction de la recrue. Si cela ne se passe pas bien et que c’était manifestem­ent une erreur de notre part, nous nous engageons à recommence­r le processus gratuiteme­nt.

Comment définissez-vous s’il s’agit d’une erreur de votre part ou de celle de l’entreprise? C’est évidemment délicat. Si l’entreprise change son équipe de direction ou sa stratégie, rachète d’autres entreprise­s… alors nous n’y pouvons rien. Un contrat règle toutes ces questions.

Outre ces différents bouleverse­ments qui changent la nature du poste à pourvoir, quelles sont les causes les plus fréquentes d’un échec de recrutemen­t? La constante, c’est que l’on n’a pas suffisamme­nt pris de temps pour poser les bonnes questions, pour comprendre précisémen­t l’environnem­ent dans lequel le nouveau dirigeant va se trouver. Mais il arrive aussi que les entreprise­s nous demandent quelqu’un qui soit issu d’une autre culture, qui soit «disruptif», mais que la société elle-même ne soit pas prête pour cela. Et la greffe ne prend pas. Est-ce que la famille du futur recruté joue un rôle plus important qu’avant? En effet, nous essayons dès nos premiers échanges téléphoniq­ues de mesurer si la famille sera un possible facteur bloquant. Souvent, aujourd’hui, les deux conjoints ont une carrière; nous devons en tenir compte. Nous rencontron­s également de plus en plus de candidates et de candidats qui font passer la scolarité de leurs enfants en priorité et veulent avant tout leur offrir une stabilité. Autrement, même si le salaire reste important, ce n’est plus nécessaire­ment le premier facteur de choix, comme cela a pu l’être autrefois. Le projet global de l’entreprise, sa réputation ou sa vision à long terme sont tout aussi importants.

Vous avez déclaré dans une interview que, pour choisir les candidats, vous vous basiez sur trois critères: les compétence­s, le leadership et la personnali­té. Mais comment, sur la seule base d’un CV et de quelques rencontres, arrivez-vous à vous faire une opinion claire sur la personnali­té de quelqu’un? J’ajouterais d’abord un élément: la motivation. Nous essayons de bien comprendre les moteurs des candidats, ce qui peut les tirer en avant. Ensuite, nous échangeons longuement avec eux et, en fin de compte, c’est justement notre travail de cerner leur personnali­té. Enfin, les dirigeants n’opèrent pas en vase clos. Quand l’on s’intéresse à quelqu’un, nous essayons également de comprendre sa façon de diriger à l’intérieur de l’entreprise: quelle est sa capacité d’influencer et d’amener des changement­s? Où le candidat puise-t-il son énergie? Quelle est sa capacité à développer une vision tout en restant proche du terrain? Ce sont autant de moyens de cerner la personnali­té d’un dirigeant. Nous ne nous contentons pas de dérouler des grilles de questions.

Et du côté de l’entreprise? Chaque société possède sa propre culture organisati­onnelle extrêmemen­t complexe… C’est juste. Nous essayons généraleme­nt de trouver la réponse à une question: «Quels sont les critères de succès dans cette entreprise?» Car nous sommes souvent contactés dans des contextes de transition, de transforma­tion, et notre mission consiste à comprendre quels seront les critères de réussite. Dans certains cas, la réponse se trouve dans les relations interperso­nnelles, pour d’autres, dans les chiffres… Souvent, c’est un mélange des deux.

«Même si le salaire reste important, ce n’est plus nécessaire­ment le premier facteur de choix, comme cela a pu l’être autrefois»

De manière générale, on a l’impression que les employés d’aujourd’hui sont moins fidèles qu’hier à leurs employeurs. Cela doit faciliter votre travail… Les employés qui se sentent bien traités dans leur entreprise et qui ont des possibilit­és de développem­ent peuvent encore être très loyaux. Mais il est vrai que l’on est aujourd’hui beaucoup plus conscient qu’il est très rare de travailler pour la même société durant toute une carrière. L’arrivée de nouvelles génération­s au sein des entreprise­s pose de nouvelles questions. Il faut notamment repenser la gestion des carrières et la rétention des talents.

Pour Boyden, vous gérez une division qui inclut l’horlogerie, un très petit monde. Les changement­s de têtes s’y font souvent par cooptation. Avez-vous des difficulté­s à y décrocher des mandats? Oui, l’horlogerie reste relativeme­nt fermée. Mais cela n’a pas toujours été vrai, car certains dirigeants du secteur sont issus du monde de la grande consommati­on, de la cosmétique ou de la mode…

Dans quelle mesure la crise que traverse actuelleme­nt l’industrie des montres change-t-elle les besoins des groupes en termes de cadres? Nous vivons en effet un moment très intéressan­t dans l’horlogerie, mais également dans l’univers des marques au sens large. La numérisati­on est devenue la norme et cela change l’ensemble des paramètres. Tout va plus vite et tout est beaucoup plus transparen­t, notamment pour le consommate­ur. Habituelle­ment, les marques faisaient évoluer leurs talents à l’interne et les faisaient «grandir» au sein de l’entreprise. On observe aujourd’hui que, puisque les changement­s vont très vite, les marques horlogères font de plus en plus appel à des talents qui viennent d’autres secteurs, peutêtre plus avancés au niveau technologi­que.

La numérisati­on touche en effet toutes les entreprise­s et toutes les industries. De l’extérieur, on a parfois l’impression que tout le monde le sait, mais que les entreprise­s peinent à trouver les bonnes personnes. C’est aussi votre impression? Toutes les entreprise­s ont une stratégie numérique: elles évaluent l’impact de la numérisati­on sur leur branche et sur ellesmêmes en se demandant à quelle vitesse et comment se préparer au changement. C’est justement notre travail de répondre à ces besoins. Pour transforme­r une entreprise, il faut de toute façon des dirigeants qui peuvent apporter une vision nouvelle, faire éclater les silos traditionn­els. Et surtout qui ont une vision transversa­le, qui font travailler ensemble des fonctions qui n’avaient pas l’habitude de collaborer. De manière générale, on tend vers des structures organisati­onnelles plus hybrides.

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(THIERRY PAREL) Cornelia Tänzler: «Il arrive que les entreprise­s nous demandent quelqu’un qui soit issu d’une autre culture, qui soit «disruptif», mais que la société elle-même ne soit pas prête pour cela…»

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