Le Temps

Fée d’atelier

Ses 20 ans? Un tango, la «Tristesse» de Chopin, une histoire d’amour, l’unique, un mariage tout simple. Mais, d’abord, un soir d’été au dancing carougeois «Chez Pernet»

- SYLVIA REVELLO t @sylviareve­llo Demain: Alfred Pittet

A la radio, une voix annonce le décès de Simone Veil. «Une grande dame qui a vécu pour elle, mais également pour la société», avance Annonciade Torche, la main sur son poste. Une femme de sa génération. Nonante-six ans, une forme olympique et un prénom d’opéra, celui de sa grand-mère, Annonciade, dit Ciade, nous reçoit «chez elle», à l’EMS Val Fleuri, à Genève. «Je n’aurais pas pu trouver mieux», lance-t-elle, tout en virevoltan­t dans la pièce pour mettre des noms sur les visages en noir et blanc qui recouvrent les murs. Son unique requête: une chambre avec vue sur Carouge, le coeur de son adolescenc­e.

«La batoilleus­e»

Avant Genève, il y a Murist, un petit village de la Broye. Sur les bancs de l’école, tous les âges se côtoient. Annonciade est la pipelette, celle qui batoille, la passionnée d’histoire et de géographie, sans cesse retournée pour scruter la carte du monde au fond de la classe. Elle est aussi celle qui «porte le courrier», diffuse les messages de son père aux quatre coins du bourg. De sa mère, Aïda, Ciade garde ce surnom: «la fée». «Elle savait tout faire. Si seulement je pouvais lui ressembler», confie la Genevoise d’adoption.

Après une série de mauvaises récoltes, son père vend la ferme et toute la famille s’installe à Genève. A Pierre-à-Bochet, non loin de la douane de Chêne, sa mère gère un café-restaurant et éduque ses six enfants. Du haut de ses 9 ans, Annonciade se découvre l’âme d’une citadine. «La ville est plus ouverte que la campagne. Au village, on s’épie, on se surveille, tout se sait très vite.» D’une main, elle fait glisser son pendentif le long de la chaîne dorée. Son brushing élégant s’accompagne d’une parfaite lucidité.

Son adolescenc­e tranquille est vite écourtée. A 14 ans, son père l’envoie chez son oncle à Zurich. Elle y trouve une place comme jeune fille au pair: 20 francs par mois et une petite chambre sous les combles, dans la maison des patrons. En économisan­t quelques sous, Ciade parvient à s’acheter du tissu pour se confection­ner un tailleur blanc. «Le premier d’une longue série», sourit la vieille dame, coquette jusqu’au bout des ongles.

Munitions à la chaîne

De retour à Genève, Annonciade entre chez Gardy, une usine de munitions. Elle n’a que 17 ans. Une grande table de manipulati­on, un travail à la chaîne pour façonner les pièces, une attention de tous les instants. «On était toutes pareilles, il fallait être rapide.» La guerre fait rage, et la production tourne à plein régime. Elle se souvient du maître d’atelier, Ulrich, «un sévère, avec 400 employées sous ses ordres». Les jours de congé, les virées à bicyclette l’amènent jusqu’à Chancy ou Vésenaz. Sous un soleil de plomb.

Ses 20 ans? Un tango, la Tristesse de Chopin, une histoire d’amour, l’unique, un mariage tout simple. Tout commence un soir d’été, «Chez Pernet». Le dancing avec orchestre est bien fréquenté: «Tout Carouge allait y danser!» s’enthousias­me Ciade. Des valses, des marches, des tangos, ce que dicte la mode. «Un jour j’ai été invitée.» Roger, beau garçon, «pas chahuteur», s’est donné rendez-vous avec ses copains des Pâquis.

Sur la piste, le temps d’une danse, la magie opère, puis chacun rentre chez soi. Le manège continue durant quelques semaines, il est brutalemen­t interrompu par la «mob». Roger est réquisitio­nné à Fribourg. Les deux amants se téléphonen­t tous les jours. Le jeune peintre en bâtiment finira par lui demander sa main. «A l’époque, on fréquente et on se marie.»

«Deux d’un coup»

La cérémonie civile a lieu à la mairie des Eaux-Vives, en même temps que sa soeur, Aurélie, et son compagnon. «On avait si peu de moyens, explique Ciade. Mon père s’est dit: autant marier les deux d’un coup.» Rebelote à l’église de Carouge. Le couple s’installe à la rue Vautier. La vie suit son cours. Pas d’enfants ni de regrets. «Quand ça ne vient pas ça ne vient pas, lâche Ciade. Du monde autour de moi, il n’en manquait pas.»

A la manufactur­e Tungsram, Ciade est nommée dame de réception. Cinquante ans de carrière, à superviser la fabricatio­n des ampoules de la première à la dernière. Elle s’en étonne encore un peu aujourd’hui. «Quitter l’atelier pour passer au premier plan, ce n’était pas commun pour une femme. Ils ont jugé que j’étais capable de le faire.» Si elle avait pu, Ciade aurait pris un commerce. «Mais quand le porte-monnaie commande», lance-t-elle dans un rire malicieux.

Précieuse solitude

Le week-end, le couple s’évade à Taninges. Leur luxe à eux: un petit chalet construit à la main où les portes claquent sans arrêt. «On recevait toujours du monde, c’était presque entrée libre», se souvient la vieille dame, qui énumère avec passion l’air d’en haut, la quiétude des montagnes. Il pêche des truites au bord du Giffre, elle mitonne des gratins.

A la mort de Roger, Ciade reste seule dans son petit appartemen­t de la rue des Bains. Il y a deux ans, elle décide d’intégrer Val Fleuri. Elle y joue au loto, participe au bal et à la messe. Sous ses allures de boute-en-train, Ciade demeure pourtant sur la réserve. «J’ai des contacts avec l’extérieur, mais des amitiés non, confie-t-elle. Je n’arrive plus à m’attacher. Quelque chose s’est éteint. Ce n’est pas de l’égoïsme, mais j’apprécie cette solitude.» Elle la décrit comme un «drôle de sentiment», celui de voir, sereine, pointer le bout de sa vie.

«La ville est plus ouverte que la campagne. Au village, on s’épie, on se surveille, tout se sait très vite»

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