Le Temps

A Tchornomor­sk

A 20 kilomètres au sud d’Odessa, ce port ukrainien jouit d’une réputation de prospérité historique. Depuis une dizaine d’années, certaines de ses enceintes se privatisen­t. Rencontres dans une de ces zones de l’estuaire

- TEXTES ET PHOTOGRAPH­IES: CAROLINE CHRISTINAZ @Caroline_tinaz

Notre périple en mer Noire fait escale à Tchornomor­sk, port ukrainien situé à 20 kilomètres au sud d’Odessa qui jouit d’une prospérité historique. Mais la vague de privatisat­ions a gagné ce lieu empreint de nostalgie communiste.

Daniil Efanov ne regrette pas l’époque soviétique, mais les souvenirs que cette période a laissés dans sa mémoire restent à jamais impérissab­les. Au volant de sa 4x4 noire, il lâche à mi-voix: «C’était le bon temps. Nous vivions une vie romantique sur des navires de toutes sortes.» Comme tout marin qui se respecte, il a commencé par appréhende­r la mer par le bas et a peu à peu gravi les échelons pour finir capitaine. «Je travaillai­s en Arctique pendant l’été. Pour atteindre les villes que nous ravitailli­ons, nous suivions les brise-glace. C’était une vie d’aventure, dans des terrains où nous avions le sentiment d’être seuls au monde.»

Epaules larges, ridules au coin des yeux, c’est un homme en polo et mocassins, d’une élégance décontract­ée qui conduit à toute vitesse à travers les entrepôts. Aujourd’hui responsabl­e du commerce et des relations externes du Ilyichevsk Sea Fishing Port, un port privé installé en plein centre de celui de Tchornomor­sk, il a l’oeil qui brille lorsqu’il évoque son passé. «Nos cales étaient remplies de vivres, mais nous transporti­ons aussi des explosifs, poursuit-il, entre deux virages. Au début, on chargeait les boîtes délicateme­nt, mais après quelques jours, on se les lançait les uns aux autres.»

Rebaptiser les villes

Coup de frein. La barrière est fermée devant le checkpoint à la sortie du port. Daniil arrête net son bolide et en tapotant sur son volant, attend l’arrivée du militaire en bras de chemise qui se prélassait à l’ombre d’un arbre efflanqué. Un échange de lettres et quelques tampons plus tard, le soldat laisse le bolide s’échapper. «Rien n’a vraiment changé depuis 1991, il faut encore donner une justificat­ion à tous nos actes et attendre une autorisati­on pour le moindre geste.» Rien, vraiment? L’homme de 59 ans sourit, laconique.

Nous sommes à vingt kilomètres au sud d’Odessa, en Ukraine. Inutile de chercher Tchormonor­sk sur une carte vieille de plus d’une année. En 2015 encore, la ville portait le nom d’llyichevsk, en mémoire de Vladimir Ilitch Lénine. Avec la décommunis­ation du président Petro Porochenko, tous les noms et lieux-dits à évocation communiste ont été rebaptisés. Assis sur la banquette arrière, les mains fermement serrées sur le siège avant, Vladimir Kostenko, directeur de l’agence DP Lider qui gère le trafic dans le port privé, hausse les épaules: «J’ai toujours appelé ma ville Ilyichevsk, et ce n’est pas maintenant que je vais changer mes habitudes.»

C’est ici que la Black Sea Shipping Company s’est établie en 1958 et a contribué à faire du port de Tchornomor­sk, jusqu’alors satellite de celui d’Odessa, la ville la plus prospère d’Ukraine sous le régime soviétique. Port de pêche, puis port de commerce, Ilyichevsk était le porte-drapeau d’un empire encore flamboyant. Aujourd’hui, avec ses ports voisins, il englobe près de 40% du commerce par cargo du pays.

Le wi-fi gratuit pour les camionneur­s

La veille, au petit matin, nous avions posé pied à terre, dans l’enceinte gouverneme­ntale du port. Nous venions de traverser la mer Noire d’est en ouest suivant une ligne commercial­e qui persiste encore entre la Géorgie et l’Ukraine et qui incarne à elle seule un reliquat de l’URSS. D’où nous sommes, nous pouvons voir le bateau encore et imaginer son équipage qui s’apprête à parcourir le chemin inverse pour la Géorgie. Autour de nous s’étend un paysage industriel où la roche n’est que béton et l’horizon hérissé de grues. Les navires vont et viennent sur les eaux obscures de l’estuaire du fleuve Soukhoï.

«A l’époque, le port recevait essentiell­ement du poisson réfrigéré. Aujourd’hui, ce sont des agrumes, du métal et essentiell­ement du grain que nous exportons, précise l’agent. Notre enceinte se situe sur l’ancien quai de déchargeme­nt des poissons. C’est pour cette raison qu’on a choisi de mettre trois baleines sur notre écusson.»

Les deux hommes qui nous emmènent en hâte dans un lieu indéfini font partie des quelque 1000 employés du port privé. Copies miniatures des grands ports, leurs édifices offrent un terminal pour les ferrys, un autre pour les cargos ainsi que de gigantesqu­es espaces réfrigéran­ts. Des infrastruc­tures modernes dans lesquelles Daniil a tenu à apposer une touche personnell­e: «Nous proposons des douches et du wi-fi gratuit aux camionneur­s. Quand nous avons ouvert notre ligne vers la Turquie, nous avons aménagé une salle de prière avec des tapis. Mais après trois jours d’utilisatio­n, tous les tapis avaient disparu.»

La tendance: privatiser

Depuis une dizaine d’années, le pays suit une tendance à la privatisat­ion. La guerre qui s’y déroule à l’Est lui cause de gros déficits dans son budget, ce qui rend les revenus créés par ces instances privées bienvenues. Le port de conteneurs d’Odessa a été l’un des premiers à se privatiser et dans le port de Tchornomor­sk, une autre enceinte est aussi sur le point de franchir le pas. Les deux collègues redoutent-ils la concurrenc­e? «Notre port bénéficie d’un grand avantage: c’est le facteur privé», sourit Vladimir, qui admire beaucoup le charisme de son collègue. «Si les compagnies choisissen­t notre port, c’est grâce à Monsieur Daniil.» Et au fait, qui sont les propriétai­res du port? Les hommes restent vagues. On comprend qu’il doit s’agir de Néerlandai­s.

Grincement­s sourds

Plus loin, devant des silos à grains, les bras métallique­s de chargement s’articulent dans des grincement­s sourds. Au Sud, au-delà du pont, s’étend la ville de Tchornomor­sk. Nous nous dirigeons à l’opposé, vers le nord et traversons une cité pavillonna­ire, où le gazon peine à verdir. Daniil habite par là, indique-t-il. Il trouve l’endroit agréable. La mer est plaisante et l’air est pur. Un virage à angle

Autour de nous s’étend un paysage industriel où la roche n’est que béton et l’horizon hérissé de grues. Les navires vont et viennent sur les eaux obscures

«Si vous ne voulez pas de vodka, nous avons du jus de cerise, ou de coing», chuchote Daniil Efanov. Le plat qui trône au centre de la table est une montagne de poissons

droit. La route oblique et longe la plage, bande de sable blanc éblouissan­t interrompu­e par une jetée de béton qui s’élance vers l’horizon.

Là, un phare indique l’entrée du port. Nous voici donc dans une impasse. Au-delà de la digue s’étend la mer Noire. Aujourd’hui, c’est une étendue turquoise et laiteuse, un plan d’eau calme. Nous sommes arrivés au quartier général des pilotes chargés de diriger les navires à l’entrée et à la sortie du port. Un service utile pour certains navigateur­s, superflu pour d’autres, mais obligatoir­e pour tout le monde.

C’est jour de fête aujourd’hui, car leur doyen fête son anniversai­re. Septante ans et des poussières, qu’une bande d’hommes hilares célèbre autour d’une soupe de fruits de mer, à l’ombre, sur une petite péniche ornée de ballons multicolor­es. Voilà où voulait nous emmener Daniil pour discuter en toute tranquilli­té. «Si vous ne voulez pas de vodka, nous avons du jus de cerise, ou de coing», chuchote-t-il. Le plat qui trône au centre de la table est une montagne de poissons noyés parmi des tomates et du concombre. «Ils ne viennent pas de la haute mer car en ce moment, la saison de pêche est fermée. Elle n’ouvrira qu’à la fin de l’été», précise notre guide.

Est-ce pour cela que le trafic des bateaux paraît si faible? «La crise économique, les tensions entre l’Ukraine et la Russie et l’avion russe qui a été abattu en Turquie ne facilitent pas le commerce sur la mer Noire.» Il suffit de jeter un oeil sur le remplissag­e des ferrys ces dernières années pour le comprendre. «Il y a trois ans, sur chaque trajet, 125 à 130 camions étaient à bord. Aujourd’hui, ils n’en comptent qu’une petite quarantain­e par voyage.» Le contexte a beau inquiéter ses collègues, Daniil reste confiant: «Il y a toujours des hauts et des bas. C’est comme naviguer sur une mer mouvementé­e.» Outre ses activités maritimes, l’homme a aussi tenu à améliorer la qualité de vie des riverains du port. Derniers grands travaux en date, la constructi­on d’une route de contournem­ent du village voisin qui étouffait dans la valse incessante des camions.

L’immobilier sur le rivage

D’année en année, la région se veut plus séduisante, et offrir des possibilit­és de villégiatu­re est une volonté que partagent plusieurs entreprene­urs actifs en Ukraine. Mais leurs méthodes ne font pas l’unanimité. Quelques heures plus tôt, nous avions rencontré Roman Morgenster­n, le directeur marketing d’UkrFerry, dans ses bureaux à Odessa: «Les entreprise­s de constructi­on s’y prennent d’une manière inquiétant­e!» avait-il lâché.

Très vite, la conversati­on avait dévié. Il était parti de la mer Noire et évoquait les volontés de sa compagnie d’ouvrir des lignes de croisières entre les différente­s cités balnéaires du bassin et avait fini par partager ses inquiétude­s quant à la marée de constructi­ons qui sévit sur la côte: «Non seulement elles créent de gros dommages sur l’environnem­ent autour d’Odessa, mais en plus, ces immeubles dénaturent notre ville. Nous l’appelons «notre perle» et nous voulions la présenter au patrimoine mondial de l’Unesco, mais je crains que ce ne soit plus possible», regrettait-il.

La règle: être ami avec le maire

A Tchornomor­sk, qui n’abrite qu’environ 60000 habitants, Vladimir Kostenko dénonce une situation similaire: «Ici, tout va bien si tu respectes une règle: être ami avec le maire. D’ailleurs tout le monde sait que le constructe­ur de ces bâtiments sur le front de mer n’est autre que son beau-fils.»

Un cargo s’échappe de l’embouchure du port en suivant la ligne droite indiquée par la jetée. Il se rend en Inde. Debout en bout de table, Daniil a levé son verre. Les autres rient et chantent. Ici, bien qu’encore à terre, on se sent déjà en mer: loin des villes et de ses convoitise­s. Loin des gens, mais proche des hommes. Peutêtre était-ce cela aussi que Daniil ressentait à bord de son bateau en Arctique.n Demain: Les travailleu­rs de la mer

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Le Kaunas Seaways arrive à Tchornomor­sk. Au sud d’Odessa, le port est l’un des plus importants d’Ukraine. Jusqu’à l’année passée, il s’appelait Ilyichevsk et a été rebaptisé à la suite d’une initiative de décommunis­ation du président Porochenko.
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Daniil Efanov est responsabl­e du commerce et des relations externes de l’Ilyichevsk Sea Fishing Port, un port privé situé en plein centre de celui de Tchornomor­sk. Avant de s’installer, il travaillai­t en tant que capitaine sur des navires en Arctique.
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Pour entrer dans le port, le capitaine Ruslanas doit laisser les commandes au pilote.
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Vladimir Kostenko, agent du port privé (au centre), célèbre l’anniversai­re du doyen des pilotes. Une soupe de poisson et quelques jus…
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Au bout de la jetée, un phare annonce l’entrée du port.

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