L’île du Levant
En février 1858, l’aristocrate suisse d’origine française Henri de Pourtalès acquiert la plus belle et la plus sauvage des îles d’Or. L’homme veut plaire à Napoléon III, connu en Helvétie. Sa mission: construire une maison de correction insulaire pour enf
Au large d’Hyères, l’île du Levant se partage aujourd’hui entre paradis naturiste et base militaire. Mais, il y a un peu plus de 160 ans, cette arête rocheuse longue de 8 kilomètres a aussi abrité des centaines d’enfants raflés dans les rues de Paris. Tous promis au «bagne du Levant» mis en place par le comte Henri de Pourtalès, qui a acquis l’île pour y construire une maison de correction.
Souvent, les mémoires douloureuses s’effacent. Dans un des magasins de souvenirs d’Héliopolis, l’unique village de l’île du Levant, Carole et Jean-Luc attendent patiemment leur tour à la caisse. Pour elle? Un paréo noué autour du corps. Pour lui: un bermuda léger, le torse nu. De l’île, ce couple de quinquagénaires belges amateurs de naturisme avoue ne connaître «que le passé nudiste» et la présence massive des militaires, de l’autre côté du grillage qui scinde en deux cette arête rocheuse longue de 8 kilomètres.
Pas un mot de l’autre histoire: celle dont les dessins d’enfants dépenaillés content le récit au petit musée local. Lorsque débarquaient ici, après avoir été raflés dans les rues de Paris au milieu du XIXe siècle, des centaines de gamins abandonnés. Tous promis au «bagne du Levant».
Le naturisme y règne en maître
Côté tourisme, la plus grande colonie naturiste de France est aujourd’hui un joyau de nature, d’écologie et de liberté. Sauf dans les quelques rues d’Héliopolis, où les «textiles» – dont l’auteur de ces lignes – sont autorisés, le nudisme intégral y règne en maître. Côté armée, 70% de cet exigu territoire planté au large du Lavandou est une «zone interdite». Barbelés, panneaux, mises en garde. Le kaki des camouflages disparaît dans les feuillages. C’est ici que la marine française teste, quelques nuits par an, les futurs missiles de ses navires et des aéronefs.
«On est sous surveillance. On le sait…» rigolent nos interlocuteurs belges, arrêtés pour quelques minutes à l’Office du tourisme où des hôtesses souriantes reçoivent, habillées, le flot de visiteurs débarqués des bateaux venus du port d’Hyères. Les naturistes s’amusent du côté «Big Brother» insulaire. Tous savent que leur havre de paix est, au-delà de la clôture et des plages, truffé de silos à fusée et d’antennes radars. Sans parler des caméras…
Dans la France assoupie…
Direction les archives. Sur une étagère de la minuscule bibliothèque municipale de la mairie annexe d’Héliopolis (l’île est administrativement rattachée à Hyères), un livre toise les rares amateurs de lecture. Passionné de pêche en mer et d’histoire, Claude Gritti a commis sur ces lieux Les Enfants de l’île du Levant (Ed. JC Lattès) qui dit l’impensable: le projet de bagne pour enfants, nourri dans les années 1840, en Suisse, par deux aristocrates helvétiques qui rêvent alors de relever la France assoupie par la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe.
Le premier, Louis-Napoléon Bonaparte, est le second fils d’Hortense de Beauharnais et de Louis, frère de Napoléon 1er, roi de Hollande de 1806 à 1810. Le second, le comte Henri de Pourtalès, est l’héritier d’une grande famille huguenote cévenole chassée de l’Hexagone vers la Suisse par la révocation de l’Edit de Nantes, en 1685. Tous deux parlent suisse-allemand et sont de fiers Helvètes. Louis-Napoléon a grandi au château d’Arenenberg, en Thurgovie.
Henri gère le domaine familial dans le canton de Neuchâtel, alors partagé entre la Prusse et l’Evêché de Bâle. Leur rapport avec l’île du Levant? La gloire napoléonienne et la volonté de redresser la France à la manière du prodige militaire corse. La côte varoise fourmille, dans ces années 1840, d’anciens grognards de la Grande Armée, demi-solde nostalgiques. Les métropoles, ravagées par les inégalités de la révolution industrielle, regorgent d’enfants perdus. Où mieux que sur une île côtière installer l’établissement pénitentiaire qui ramènera ces gosses dans le droit chemin, sous la garde d’anciens soldats?
Cap au sud
Henri de Pourtalès a de l’argent et rêve de mettre le cap au sud. A Genève, l’épopée du banquier philhellène JeanGabriel Eynard, premier soutien financier de la Grèce libérée des Turcs, a déclenché une durable «Méditerranéemania». L’aristocrate chevauche jusqu’aux parages d’Hyères au début des années 1850, alors que son compagnon putschiste thurgovien, moustaches en bataille et barbiche en pointe, est parvenu deux ans plus tôt à se faire élire président de la IIe République française.
L’aristocrate repère l’île du Levant, dont il négocie l’acquisition… sitôt Louis-Napoléon monté sur le trône impérial, après le coup d’Etat du 2 décembre 1851. Le bout de terre est payé en lingots d’or apportés de Suisse. Un château est d’abord édifié, suivi par le bagne des mineurs, baptisé colonie agricole pénitentiaire. Les ex-grognards embauchés à Toulon affluent. Les convois d’enfants sortis de la prison parisienne de la Roquette peuvent mettre le cap sur le Levant. Tandis qu’à Cayenne, en Guyane, les premiers forçats adultes débarquent, résultat de la création du bagne et de la relégation des récidivistes, en 1854-1855.
Le coup de force de Durville
Le destin insulaire suivra ensuite d’étonnants méandres. Jusqu’aux années 1930, et au coup de force d’un autre «illuminé», le docteur André Durville. Fondateur de la Société naturiste de France en 1927, celui-ci ne voit pas dans cette île les vestiges d’une prison. Il rêve de recréer Phila, cette île réputée féerique dont parlent les écrits de Pline l’Ancien, au Ier siècle apr. J.-C. Avec son frère Gaston, André Durville baptise l’embarcadère abandonné du Levant d’un nom tiré du grec en hommage au soleil qui fait bronzer les corps: Héliopolis. On connaît la suite.