Joey Alexander, prodige tranquille du jazz
Le tout jeune pianiste indonésien et son trio ont fait sensation au Festival de La Roque d’Anthéron, lors d’un concert déplacé au château de l’Empéri à cause des incendies
Tension sur le midi de la France. Le feu y noircit le ciel et l'inquiétude suit les bourrasques du mistral. Le préfet n'aura pas hésité longtemps. Lundi en fin de matinée, il ordonne le déplacement du concert du Festival de La Roque d'Anthéron dans un lieu plus sûr.
A quelques kilomètres des carrières de Rognes, où doit jouer le prodige du jazz Joey Alexander le soir même, les canadairs mènent une lutte féroce contre les flammes qui touchent la région de Pertuis, après d'autres foyers d'envergure dans les environs d'Aix-enProvence les jours précédents.
Le mystère des touches
Un repli de dernière minute est ainsi mené tambour battant dans la cour du château de l'Empéri, à Salon-de-Provence. Le déménagement, rendu possible grâce à la solidarité entre villes voisines et à un dispositif scénique installé pour d'autres rendez-vous, signale la qualité des rapports entre manifestations potentiellement concurrentes. Belle leçon.
Cette première, pour le festival du clavier qui n'avait encore jamais installé ses instruments à Salon, donne envie de voir la cour médiévale s'ajouter aux 13 autres lieux d'accueil des quelque 90 concerts répartis sur un mois. Car La Roque d'Anthéron, ne l'oublions pas, c'est un foisonnement de découvertes pianistiques.
Depuis 37 saisons, on y explore sans frontières les mystères des touches noires et blanches. Cette année ne fait pas exception à la règle, avec le piano évidemment, empereur du parc de Florans, mais aussi le clavecin, avec ou sans orchestre, en formation de chambre ou non. Quant aux styles, avec le classique, roi de l'affiche, les métissages s'invitent de plus en plus. Tango, flamenco ou croisements des genres, et jazz, bien sûr, composent un beau patchwork musical.
C'est au jeune prodige indonésien Joey Alexander qu'il revenait l'honneur d'ouvrir une série de six concerts de jazz, justement. Quatorze printemps, un parcours éblouissant commencé à l'âge de 8 ans devant Herbie Hancock, stupéfait par ce talent fulgurant. Le natif de Bali aligne prix et rencontres prestigieuses. On le suit sur les meilleures scènes et ses deux enregistrements précoces (My Favorite Things, Countdown) s'inscrivent déjà haut au firmament du genre.
Immenses mains et pieds de Bugs Bunny
Que retenir de cette pépite du piano jazz? Que tout enfant prodige laisse sans voix. Et qu'on aimerait lire dans son avenir. Le petit elfe aux cheveux noirs, grosses lunettes posées sur des joues tendres, immenses mains et pieds de Bugs Bunny soutenant des jambes-baguettes, a des airs d'extraterrestre. Il n'est pas sans rappeler la minuscule Angelina Jordan confiant sans peur sa voix phénoménale à un micro disproportionné et à un public saisi.
Joey Alexander, c'est d'emblée l'élégance. Toucher clair, agilité digitale, finesse d'écoute, articulation limpide, délicatesse de jeu et respect absolu des standards le situent dans le lot des classiques. Tout est millimétré, rien ne déborde des 4/4 avec le batteur. La précision absolue avec le bassiste est saisissante. On entend tous les grands noms dans ce clavier qui n'hésite pas à citer ses maîtres, Coltrane en tête de liste, et dont on admire l'agilité d'un Oscar Peterson ou la classe d'un Bill Evans. Evidemment, sa maturité musicale renverse.
Complices magnifiques
Deux magnifiques complices enluminent ce talent étonnant, qui a déjà créé son trio: le chaleureux Alex Claffy à la basse, aussi engagé que créatif, et l'impeccable Willie Jones, dont la subtilité et l'énergie n'ont rien à envier à son illustre homonyme Elvin. On attendra que le temps libère l'incroyable potentiel du jeune pianiste, dont on aimerait qu'il aille aussi puiser aux sources de sa culture originelle, pour explorer des voies nouvelles entre gamelan, musique indonésienne et jazz. A suivre attentivement.
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