Le Temps

Jeunesse volée

JACQUELINE ROYER Née Bailly, cette fille de militaire a grandi à Paris. Lorsque les Allemands envahissen­t la France, elle a 17 ans et voit sa famille éclatée en trois parties

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Il y avait les étés avant. Il y a eu les étés après. Mais ce que la guerre a pris, elle ne l'a pas rendu. L'été de ses 20 ans, Jacqueline Royer, née Bailly en 1923, l'a passé dans une France occupée, sans nouvelles de son père, arrêté par la Gestapo cette même année.

Elle se souvient que, petite, sa joie de vivre se cristallis­ait au sein des saisons estivales. Une fois les cahiers d'école rangés et le défilé du 14 Juillet – auquel participai­t son père – passé, la famille partait en vacances pour ne revenir qu'en automne. Adieu Paris et ses boulevards où elle ne pouvait sortir qu'accompagné­e. Adieu l'école réservée aux filles!

L'été se passait en deux temps. D'abord quinze jours à Saint-Amand, dans le Cher, la ville où une stèle définit exactement le centre de la France. C'est là qu'elle retrouvait ses grands-parents paternels, dans une grande maison bourgeoise de campagne du XVIIIe. Son père, qui travaillai­t dans les états-majors, un proche du général de Gaulle, prenait ses vacances à ce moment-là et rentrait à Paris autour du 1er août.

Des vacances synonymes de liberté

La mère de Jacqueline passera la guerre dans cette zone rurale, accompagné­e de ses deux jeunes fils. Elle y accueiller­a une soixantain­e de réfugiés, fuyant le nord. Son mari fera partie de l'armée secrète et de Gaulle lui demandera de regrouper tous les militaires dissidents à Vichy. Il se fera arrêter en 1943 et emprisonne­r, l'année des 20 ans de Jacqueline, sa seconde fille. Sa famille n'aura plus de nouvelles de lui jusqu'à la Libération.

La seconde partie de l'été de l'enfance rimait avec l'Auvergne et les soirées dansantes qu'organisaie­nt les grands-parents maternels, accompagna­nt leurs invités à quatre mains au piano. Dans la petite ville d'Ambert, les enfants peuvent enfin circuler comme bon leur semble et se charger d'aller faire les courses à l'épicerie, ils adorent ça. «Ma grandmère maternelle était la vivacité même», raconte Jacqueline Royer, installée à Genève, dans son beau chalet de bois, depuis 1967, un mayen construit en 1897 pour l'Exposition universell­e.

«Elle ne pouvait pas se reposer sur ses aides qu'elle trouvait trop lents, elle préférait tout faire à leur place. Nous étions onze petits-enfants venant de Paris, d'Aix-en-Provence et d'Auvergne. Nous allions pêcher aux écrevisses, nous nous promenions en carriole, nous nous plongions dans les romans d'Alexandre Dumas et Lisez-moi bleu , un magazine illustré pour jeunes filles. Nous faisions nos devoirs de vacances le matin et une tante suédoise nous faisait faire de la gymnastiqu­e d'assoupliss­ement.

Après le déjeuner, nous allions dans le bureau de notre grand-père où nous nous attelions à des travaux manuels: de la broderie ou de la dentelle au fuseau, c'était mon moment préféré de la journée! Nous restions en Auvergne jusqu'à la veille de la rentrée scolaire, le 1er octobre. Ainsi se passèrent nos étés jusqu'à l'année de mes 16 ans. En septembre 1939, nous ne sommes pas rentrés de vacances.»

Licence de droit par correspond­ance

Son mari enrôlé, la mère de Jacqueline s'initiera aux travaux de la ferme à Saint-Amand. «Ma pauvre maman, très citadine d'esprit, s'est retrouvée à la tête d'un domaine de 120 hectares avec 100 vaches charolaise­s.» Avec sa soeur aînée, Jacqueline est envoyée à Clermont-Ferrand, où elle passera son bac. Puis, elle, qui se voyait chimiste ou physicienn­e, «des études impossible­s à suivre à distance», suivra des études de droit par correspond­ance. «Ce n'étaient pas des années très gaies, il y avait beaucoup de restrictio­ns, et nous étions témoins de beaucoup de souffrance­s autour de nous, d'atrocités parfois même.»

A la fin de la guerre, elle entre à la cité universita­ire de Paris où elle suivra une formation à Sciences Po puis un doctorat de droit. Elle découvrira pour la première fois de sa vie les concerts, le théâtre: «C'était une explosion de joie que Paris en ces années!» Jacques Royer, un polytechni­cien, résistant durant la guerre, croisera sa route, ils se marieront et voyageront avec leurs sept enfants à travers le monde. L'Indochine d'abord, Rome, la Côte d'Ivoire, Addis Abeba, Tanger, pour les Nations unies. Genève, enfin.

Une fête de noces inattendue

Son père, elle ne le saura qu'en 1945, avait été fait «otage d'honneur» par la Wehrmacht. Une monnaie d'échange avec les officiers allemands arrêtés par les Français. Il avait passé la fin de la guerre dans un hôtel réquisitio­nné dans le Tyrol, au bord du lac de Plansee. Lorsqu'il rentra à Paris, libéré par les Alliés, il ramena à Jacqueline un livre qui, à la première page, comportait une inscriptio­n de l'hôtel Forelle. Elle s'y rendra, avec son mari, des dizaines d'années plus tard et elle dira à la tenancière: «Je suis la fille d'un officier français déporté ici durant 450 jours.»

Elle y sera reçue pour la nuit avec beaucoup d'égards mais s'y sentira oppressée, émue, n'arrivant rien à avaler durant le dîner. C'est alors que la vie entra en faisant voler la porte. Un marié et ses témoins, décoiffés d'avoir couru, s'étaient échappés de la noce. «La tradition tyrolienne, nous a-t-on expliqué face à notre stupeur!» rit Jacqueline. Dix minutes plus tard, la mariée à ses trousses fit voler une seconde fois la porte de l'hôtel. Les jeunes époux s'étaient retrouvés. La fête a eu lieu jusqu'au bout de la nuit, avec Jacques et Jacqueline Royer, deux Français, comme invités.

«Ainsi se passèrent nos étés jusqu’à l’année de mes 16 ans. En septembre 1939, nous ne sommes pas rentrés de vacances»

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