Le Temps

Le pouvoir russe démolit un homme d’affaires gênant

L’oligarque Vladimir Evtouchenk­ov est condamné à payer une amende de 2,2 milliards de francs. Son tort? Avoir croisé la route du tout-puissant patron du groupe pétrolier étatique Rosneft, Igor Setchine

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

Même pour un oligarque russe aussi chevronné que Vladimir Evtouchenk­ov, c’est un coup de massue. Le Tribunal d’arbitrage d’Oufa a condamné mercredi sa société AFK Sistema à verser 136 milliards de roubles (2,2 milliards de francs) de dommages et intérêts au premier groupe pétrolier russe, Rosneft. Ce jugement controvers­é rappelle l’affaire Ioukos et endommage le climat d’investisse­ment du pays, notent de nombreux observateu­rs. Jamais une somme pareille n’avait été arrachée à une société par une autre à travers les tribunaux russes.

Seul un titan pouvait asséner un tel coup de massue. Ce titan s’appelle Igor Setchine, et son nom revient de plus en plus souvent dans les gros titres. Patron du groupe pétrolier d’Etat Rosneft, bras droit de Vladimir Poutine dans l’énergie et chef informel du clan des Siloviki (structures de sécurités russes), cet homme fait trembler aussi bien les milliardai­res que les ministres. En tout cas depuis 2003, lorsqu’il commence à dépecer Ioukos, l’empire pétrolier de Mikhaïl Khodorkovs­ky, avec la bénédictio­n du président Poutine. Sa dernière victime est le ministre de l’Economie Alexeï Oulioukaïe­v, qu’il a fait arrêter dans ses fonctions en novembre 2016.

La grosse cavalerie

Comme Mikhaïl Khodorkovs­ky, Vladimir Evtouchenk­ov, 68 ans, a eu l’imprudence de croiser la route d’Igor Setchine. Le boulimique patron de Rosneft rafle tous les actifs pétroliers russes et a déjà consolidé sous son coude un tiers de la production nationale. Quand AFK Sistema, un holding diversifié fondé en 1993 et n’ayant jamais trempé dans les privatisat­ions truquées des années 1990, prend le contrôle du groupe pétrolier régional Bashneft en 2009, Igor Setchine voit rouge.

La grosse cavalerie judiciaire est lancée contre AFK Sistema et en particulie­r contre son principal actionnair­e Vladimir Evtouchenk­ov. Pour briser sa résistance, la justice russe colle le milliardai­re en résidence surveillée pendant presque un an en 2014. Finalement, ce dernier cède. Après plusieurs années de procédure, Bashneft est finalement confisqué par l’Etat à AFK Sistema la même année. Rosneft récupère Bashneft à l’automne 2016, au terme d’une «privatisat­ion» douteuse, l’acheteur étant contrôlé par l’Etat russe. Rosneft était seul candidat, les déboires de Vladimir Evtouchenk­ov ayant dissuadé tous les autres repreneurs potentiels.

Cette victoire n’était pas suffisante aux yeux d’Igor Setchine. Histoire de mettre K.-O. le milliardai­re qui a osé le défier, Rosneft a attaqué AFK Sistema pour avoir «porté intentionn­ellement préjudice» à sa propre filiale Bashneft, alors que le holding en était encore propriétai­re. Une accusation dont l’absurdité fait mieux ressortir l’intention réelle d’Igor Setchine.

La valorisati­on boursière d’AFK Sistema (principal actionnair­e de MTS, opérateur mobile leader sur le marché russe) n’est plus aujourd’hui qu’à un tiers de ce qu’elle était avant le début du conflit avec Rosneft. Les 136 milliards de roubles réclamés représente­nt aujourd’hui 66% de la valorisati­on boursière du groupe. En juillet, Sistema avait déjà annoncé une faillite technique sur le remboursem­ent d’un prêt de 57 millions d’euros, «causée exclusivem­ent par la décision de justice de geler [la participat­ion dans MTS]», déplorait alors le groupe dans un communiqué.

Vente d’actifs au rabais

Pour nuire au groupe de manière maximale, la justice russe a étendu le gel sur les principaux actifs du groupe et pourrait le contraindr­e à les vendre au rabais pour satisfaire Rosneft. Il est peu probable que Sistema, dans les griffes d’un adversaire aussi influent et rancunier qu’Igor Setchine, puisse obtenir un prêt bancaire.

L’économiste Vladislav Inozemtsev raille «l’indépendan­ce» du Tribunal d’arbitrage d’Oufa. Sistema «sera adroitemen­t partagé entre tous les participan­ts de l’opération. Le président [Vladimir Poutine] expliquera dignement que la loi a été suivie à la lettre et que, naturellem­ent le Kremlin n’interfère d’aucune manière. La communauté d’affaires courbera l’échine comme ce fut le cas durant l’affaire Ioukos. Le sort du business russe apparaît de plus en plus clairement. La seule inconnue consiste dans le temps qui lui reste», conclut sombrement le directeur du Centre de recherche sur les sociétés post-industriel­les.

AFK Sistema a déposé un appel jeudi. Mais les observateu­rs s’accordent à dire que les chances de Vladimir Evtouchenk­ov ne pèsent pas lourd. La défaite presque assurée forme un précédent négatif pour le climat d’investisse­ment du pays, déjà bien mis à mal par les sanctions internatio­nales et la main lourde d’Igor Setchine.

«Le sort du business russe apparaît de plus en plus clairement. La seule inconnue consiste dans le temps qui lui reste»

VLADISLAV INOZEMTSEV, DIRECTEUR DU CENTRE DE RECHERCHE SUR LES SOCIÉTÉS POSTINDUST­RIELLES

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(SASHA MORDOVETS/GETTY) La société de l’oligarque russe Vladimir Evtouchenk­ov a eu le malheur de se dresser sur le chemin du groupe pétrolier étatique Rosneft, en mains de son influent dirigeant, Igor Setchine.

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