Le Temps

La folie très maîtrisée de Marcelo Bielsa

- PAR PIERRE ESCOFET, SOCIOLOGUE DU SPORT ET DES MOUVEMENTS QUI EN DÉCOULENT

Dans la torpeur du petit matin annonçant le jour du combat glorieux, les résidents de l’hôtel dorment d’un sommeil fébrile. Fernando, lui, ne dort plus. Il a quitté sa chambre et calme son anxiété en carambolan­t les boules d’un billard miteux. Marcelo, comme de coutume, est déjà debout. Le voilà d’ailleurs qui s’avance d’un pas décidé le long du couloir menant directemen­t à la salle de jeu. Tout à son affaire, Fernando ne le voit pas venir.

Marcelo: Fernando, j’ai une question importante à vous poser. Pour gagner le Clasíco de ce soir, jusqu’où êtes-vous prêt à aller?

Fernando: Professeur, vous le savez, je donnerai tout. Je serai présent dans tous les duels, je suivrai mon attaquant partout, comme un chien. Je mettrai la tête là où d’autres ne mettent pas les pieds. Tout, je vous dis.

Marcelo: Hum, ce n’est pas assez, je veux plus. Car, voyezvous, j’ai bien réfléchi. Et, en ce qui me concerne, pour gagner un tel match, je serais disposé à me couper un doigt.

Fernando: Mais c’est de la folie, Professeur. Songez que nous perdions cinq Clasíco…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase que le professeur agrippa un coin du billard et le souleva, assénant d’une voix rentrée de colère fulgurante: «Fernando, décidément, vous ne comprenez rien.»

Un match rugueux

Ce soir-là, fort heureuseme­nt, les Newell’s Old Boys entraînés par Marcelo Bielsa battirent Rosario Central, le rival historique. Comme promis, Fernando Gamboa, défenseur de son état, fit le match rugueux et appliqué qu’il se savait pouvoir faire en pareille circonstan­ce. Et, comme espéré, «El loco» (le fou) n’eut pas à sacrifier l’un des doigts de sa main pour parvenir à l’objet de toutes ses exigences. Nous sommes en Argentine au tournant des années 1990. Et les anecdotes de ce calibre abondent à propos de cet entraîneur issu de la grande bourgeoisi­e rosarina, au verbe prophétiqu­e et à la conversati­on raffinée.

Elles ont contribué à faire du nouvel entraîneur de Lille (62 ans) une figure éblouissan­te du football contempora­in. Reste que, dans le champ sportif comme dans bien des domaines, la folie, même largement jouée, n’a de prix et par conséquent d’intérêt que lorsqu’elle revêt un tout autre sens que psychiatri­que. Personne ne doit être dupe. Et de fait, personne ne l’est. Les bons mots, les excentrici­tés, les outrances ne suffisent pas à s’imposer. En ces matières, le fou doit être l’équivalent du nomothète, du précurseur, du novateur: il est celui qui pose des questions que personne ne pose, mais dans la seule mesure où elles font voir les dimensions cachées de sa discipline. Celles qui peuvent la faire évoluer.

La possession et la position

Marcelo Bielsa est-il fou? Il est indéniable que l’Argentin propose un football d’une très grande sophistica­tion. Il veut la possession (du ballon), mais à partir du «jeu de position». Si l’idée d’avoir le contrôle du ballon a largement fait son chemin dans les conscience­s depuis la domination outrageuse du FC Barcelone en Europe, ce qui lui garantit son efficience n’est pas encore très bien compris de tous: je veux parler du «jeu de position». A savoir l’art méthodique de créer des supériorit­és numériques sur tout le terrain, d’ouvrir des espaces, d’attirer les adversaire­s dans des zones pour en libérer d’autres de plus stratégiqu­es. Tout ceci, bien évidemment, dans l’optique de parvenir à une situation idéale en phase de «finition». Ici, les buts sont des vagues. Le «jeu de position», c’est une mer qu’on jugule à son avantage.

Il est vrai que les équipes de Marcelo Bielsa déferlent comme des vagues sur le but de l’adversaire. Pourtant, les «toros» (ou «5 contre 2»), consubstan­tiels à l’apprentiss­age du «jeu de position», ne lui sont rien. Il ne les utilise pas. De même, il ne dénigre pas les séances de préparatio­n athlétique sans ballon. Bref, sur certains points, Bielsa n’a rien d’un iconoclast­e. Alors? Fou ou pas?

«Mentaliser une équipe»

Lors d’une conférence, Marcelo Bielsa, alors entraîneur de l’équipe nationale du Chili (2007-2011), expliquait: «Une occasion c’est un goal, et un goal, c’est la vie. Le type qui ne met pas la tête lors d’un centre, même à l’entraîneme­nt, je le tue. Je veux qu’il se sente comme dans la peau d’un violeur. Avec ce ballon qu’il laisse filer, il laisse filer le triomphe, la gloire, la vie. Vous direz que je suis fou? L’important, c’est que le type qui se mange, le croie. C’est ce que j’appelle mentaliser une équipe.» (in Jon Rivas, Las locuras de Bielsa, 2012).

En vérité, Bielsa use de «l’équivalenc­e psychique», comme personne. Ses désirs, ses intentions, ses envies de victoire miroitent alentour de façon telle qu’elles ont valeur de réalité. Elles mettent les joueurs en mouvement, comme un seul homme. Là est sa folie. Très maîtrisée au demeurant.

Même si je préconise que nous gardions un oeil alerte aux mains de Marcelo…

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