Le Temps

L’EI s’est préparé à vivre sans territoire ni pétrole

Alors qu’elle a perdu l’essentiel de son territoire, l’organisati­on djihadiste s’emploie à recycler sa fortune dans des activités licites ou illicites. Ailleurs dans la région, mais aussi en Europe

- LUIS LEMA @luislema

A l’ouest: l’armée syrienne, les Russes et les Iraniens poursuiven­t ensemble leur offensive éclair. Au nord: les troupes pro-américaine­s, principale­ment kurdes, aux côtés de quelques tribus arabes. Bientôt, ces deux forces se retrouvero­nt face à face, sur les deux rives de l’Euphrate, dans les faubourgs de la ville syrienne de Deir ez-Zor. Mais le vrai enjeu n’est pas tant ce qui s’apparenter­a bientôt à un autre champ de ruines urbaines. Al-Taim, Al-Omar, Al-Tanak, Tayyem, Al-Ward… c’est ici, parfois à quelques kilomètres à peine du centre-ville, que se trouvent quelques-uns des plus importants puits de pétrole et champs de gaz du pays, aux mains de l’organisati­on Etat islamique depuis 2014.

Malgré les bombardeme­nts, l’EI continue jusqu’à présent d’extraire, de raffiner et de vendre du pétrole. Et ce à un prix d’autant plus élevé que la demande est très forte, non seulement dans les alentours mais aussi dans les zones tenues par… le gouverneme­nt syrien. Le groupe djihadiste alimente ainsi en pétrole, encore aujourd’hui, d’imposants convois de camions, mis en place par des transporte­urs indépendan­ts de l’EI, qui se chargent de traverser les lignes et d’aller ravitaille­r les installati­ons de l’ennemi, à Alep ou ailleurs.

L'EI a déjà changé son «business model»

Pourtant, les témoignage­s sur place, travaux d’analystes et mises en garde de responsabl­es politiques concordent tous: parallèlem­ent à l’exploitati­on du pétrole, l’Etat islamique a déjà largement adapté son «modèle économique» à la perte progressiv­e de son territoire. Aujourd’hui, les militaires américains estiment que l’EI a perdu 90% de son territoire en Irak et 85% en Syrie. Qu’à cela ne tienne: ces derniers mois, l’organisati­on djihadiste se serait lancée dans une vaste «reconversi­on» afin de récolter autant d’argent frais que possible, mais aussi de le faire fructifier au travers de toutes sortes d’activités, aussi bien licites qu’illicites.

«La particular­ité du modèle économique de l’EI est l’autosuffis­ance financière, c’est-à-dire de ne pas dépendre de financemen­ts étrangers ou de donations, rappelle Laurence Bindner, ancienne directrice du Développem­ent du Centre d’analyse du terrorisme (CAT) et rédactrice d’un rapport sur le financemen­t de l’Etat islamique, paru en 2015. C’est une volonté annoncée depuis la toute première formation du groupe.»

La perte du territoire rend certes plus difficile cette volonté d’autosuffis­ance: «Avec l’attrition territoria­le, l’EI dispose non seulement de moins de ressources naturelles, mais également d’une moindre «réserve humaine à ponctionne­r», en particulie­r après la perte des grandes villes», note-t-elle. Mais si les revenus de l’EI diminuent, «les dépenses diminuent également puisque l’attrition territoria­le implique une révision à la baisse des ambitions étatiques, et une baisse mécanique des dépenses de l’administra­tion territoria­le». En bref: nul besoin désormais de consacrer d’importante­s sommes d’argent pour faire fonctionne­r les écoles, les hôpitaux ou pour maintenir les infrastruc­tures…

La «hawala», véhicule financier

Moins de rentrées, moins de dépenses, mais surtout une vaste fuite des capitaux… «L’argent continue d’affluer du territoire encore contrôlé par l’EI pour être viré dans des endroits plus sûrs», expliquait il y a quelques semaines un rapport des Nations unies soumis au Conseil de sécurité. En cause, selon l’ONU? Le système dit «de la hawala», une sorte de transfert de fonds façon Western Union qui permettrai­t à l’EI de disséminer sa fortune non seulement dans la région, mais aussi en direction du Sahel, du Caucase et surtout de certains pays d’Europe. Basée sur des liens familiaux et des connexions solides qui enjambent les frontières, la «hawala» a permis à une bonne partie de la Syrie de ne pas s’effondrer entièremen­t. C’est à l’aide de ces transferts de fonds, souvent très limités, que les réfugiés syriens parviennen­t notamment à continuer de faire vivre leur famille restée dans le pays. Mais c’est aussi, note l’ONU, un moyen idéal pour l’EI de rendre cet argent impossible à tracer. «Le risque est réel d’un nouvel influx de fonds (en Europe) pour financer le terrorisme. Nous devons en être conscients», confirmait la semaine dernière Julian King, commissair­e européen chargé de la Sécurité.

Recueillis par diverses organisati­ons syriennes, les témoignage­s de ceux qui ont réussi à fuir Deir zz-Zor éclairent l’autre facette du mécanisme. D’abord, tous parlent d’une augmentati­on des «impôts» perçus par les djihadiste­s dans tous les domaines de la vie quotidienn­e. Mais surtout, alors que l’EI a officielle­ment introduit sa propre monnaie – le dinar or – il y a déjà deux ans, il n’a réellement commencé à imposer son utilisatio­n que récemment dans les zones sous son contrôle. «Depuis quelques mois, un habitant qui utilise dans un marché de Deir Ez-Zor des livres syriennes, des dollars ou toute autre monnaie étrangère risque jusqu’à 2 ans de prison, sans parler des amendes et de la torture», note-t-on à Enab Baladi, un réseau de médias syriens en lien notamment avec des habitants de Deir ez-Zor qui ont fui l’Etat islamique. Une manière de vider financière­ment ces régions, jusqu’au dernier centime. Certes, la monnaie de l’EI contient de l’or, du moins pour les pièces de monnaie de plus grand prix. Mais ce sont les djihadiste­s qui fixent les taux, évidemment très défavorabl­es pour la population. Une calamité supplément­aire pour les habitants: les pièces usuelles de l’Etat islamique qui sont, elles, faites en cuivre ne valent rien à l’extérieur du «califat» de l’EI. Et ceux qui les garderaien­t en poche au moment de fuir risquent le pire, tant ils seront soupçonnés d’accointanc­es avec les djihadiste­s.

«La particular­ité du modèle économique de l’EI est l’autosuffis­ance financière, c’est-àdire de ne pas dépendre de financemen­ts étrangers ou de donations»

LAURENCE BINDNER, ANCIENNE DIRECTRICE DU DÉVELOPPEM­ENT DU CENTRE D’ANALYSE DU TERRORISME (CAT) Une ancienne raffinerie aux mains de Daech, près de Mossoul. «L’EI utilise des intermédia­ires pour «laver» ses réserves de cash à Bagdad ou ailleurs» RENAD MANSOUR, DE CHATHAM HOUSE

Les montants récoltés de cette manière par l’EI avant ce qui apparaît comme l’inéluctabl­e effondreme­nt des restes du «califat» sont difficiles à estimer. Mais ils viennent s’ajouter à l’énorme trésor de guerre amassé ces dernières années. En décembre 2015, la firme de consultant­s IHS estimait encore les revenus de l’EI à 80 millions de dollars par mois, provenant grosso modo pour moitié du pétrole et pour moitié des «impôts». Des fonds qui, aujourd’hui, inonderaie­nt notamment l’économie irakienne ou celle du sud de la Turquie. «L’EI utilise des intermédia­ires pour «laver» ses réserves de cash à Bagdad ou ailleurs», écrit Renad Mansour, de Chatham House. Le principe serait simple: en échange d’un salaire confortabl­e, il s’agirait pour cet intermédia­ire (qui n’est pas même forcément au courant de la provenance réelle des fonds) de faire fructifier une entreprise légale. «Ces entreprise­s peuvent être des compagnies de matériel électroniq­ue, des vendeurs de voitures, des cliniques de santé privées ou être liées à l’industrie alimentair­e», note le chercheur.

Même des intermédia­ires chiites seraient sollicités dans cette vaste industrie de blanchimen­t d’argent. Mais aussi la banque centrale d’Irak qui, pour stabiliser la monnaie, achèterait sans le savoir de vastes quantités de dinars irakiens à l’EI en lui fournissan­t des dollars, faciles à recycler ensuite n’importe où sur la planète.

 ?? (ÉDOUARD ELIAS/LE PICTORIUM) ?? TERRORISME L’Etat islamique a perdu la grande majorité de son territoire, mais pas sa capacité de nuisance. Il cherche désormais à recycler sa fortune, autrefois basée sur le pétrole (à l’image: un puits en feu vers Mossoul), dans d’autres activités.
(ÉDOUARD ELIAS/LE PICTORIUM) TERRORISME L’Etat islamique a perdu la grande majorité de son territoire, mais pas sa capacité de nuisance. Il cherche désormais à recycler sa fortune, autrefois basée sur le pétrole (à l’image: un puits en feu vers Mossoul), dans d’autres activités.
 ?? (LOULOU D’AKI/AGENCE VU) ??
(LOULOU D’AKI/AGENCE VU)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland