Le Temps

Migrants, un accord en eau trouble

Pour endiguer le flux migratoire au départ des côtes libyennes, les autorités italiennes auraient traité avec des milices de Sabratha spécialisé­es dans la traite des êtres humains. Au risque de voir d’autres groupes reprendre ce trafic

- FRÉDÉRIC BOBIN, TUNIS, ET JÉRÔME GAUTHERET, ROME (LE MONDE)

Située sur la côte libyenne, la ville de Sabratha était jusqu’à il y a peu tristement célèbre pour être le point de départ de migrants désireux de mettre un pied en Europe. Récemment, ce flux s’est tari. Pourquoi? Plusieurs sources évoquent un accord entre le gouverneme­nt italien et la milice libyenne impliquée jusqu’alors dans le trafic migratoire.

Pour l'heure, en mer, il ne reste plus que l'Aquarius et le navire de l'ONG espagnole Proactiva Open Arms. Mardi 12 septembre, le navire affrété conjointem­ent par SOS Méditerran­ée et Médecins sans frontières a bien été appelé pour secourir 120 personnes en détresse, à bord d'un canot pneumatiqu­e, mais ceux-ci ont finalement été recueillis par un bateau militaire allemand. Pour le reste, au large des côtes libyennes, il règne un calme étrange: avec 3900 personnes secourues en Méditerran­ée en août, contre plus de 21000 l'an passé à la même période, l'afflux de réfugiés s'est soudaineme­nt arrêté. La tendance est très nette: sur les huit premiers mois, le nombre de passages de Libye vers l'Italie diminue d'environ 20% par rapport à 2016.

Lundi 4 septembre, le pionnier des secours dans la zone, MOAS, une ONG créée en 2014 par un richissime couple italo-américain et basée à Malte, annonçait son retrait. Son navire, le Phoenix, est parti vers l'Asie où il doit aller porter secours aux Rohingyas cherchant à fuir les persécutio­ns birmanes, en mer d'Andaman. Dans le communiqué annonçant le départ du Phoenix, l'ONG en expliquait les raisons: «Nous ne voulons pas participer à un mécanisme par lequel, tandis que l'on prodigue assistance et secours en mer, il n'y a aucune garantie d'accueil dans des ports et lieux sûrs.» Plus explicite, elle ajoutait: «En ce moment, ce qui se passe en Libye n'est pas clair.»

De multiples rencontres avec des dirigeants locaux

En effet, si le gouverneme­nt italien assure que la principale raison de la spectacula­ire diminution du nombre de sauvetages est l'équipement – sur fonds européens – des gardes-côtes libyens à la fin du printemps, ainsi que la mise au pas des ONG humanitair­es accusées, par leur présence en mer, de constituer un appel d'air pour les candidats à l'émigration, chacun voit bien que l'explicatio­n de ce phénomène est à chercher du côté de la Libye. Et plus précisémen­t à Sabratha, cité côtière de la Tripolitai­ne (ouest) devenue ces dernières années la principale plateforme de départs de migrants vers l'île italienne de Lampedusa, distante d'à peine 300 kilomètres.

Depuis son entrée en fonctions en décembre 2016, le ministre italien de l'Intérieur, Marco Minniti, n'a pas ménagé ses efforts pour tenter d'arrêter le flux de migrants. Il a multiplié les rencontres avec les dirigeants locaux, maires et chefs de tribu en Libye, assurant chacun de sa volonté d'«écouter leurs besoins» et de les «aider». Aurait-il pactisé avec des groupes armés, voire avec les trafiquant­s eux-mêmes, pour parvenir à ses fins, au risque de renforcer ou même de légitimer certaines milices proches du crime organisé? C'est ce qu'affirment plusieurs sources libyennes.

«Il y a un accord entre les Italiens et la milice d'Ahmed al-Dabbashi», confirme au Monde, sous le sceau de l'anonymat, une personnali­té de Sabratha, jointe par téléphone, qui précise: «L'ancien trafiquant combat aujourd'hui le trafic.» Ahmed al-Dabbashi, surnommé Al-Ammu («l'Oncle»), est le chef de la Brigade des martyrs Anas al-Dabbashi – nom d'un cousin tué pendant la révolution de 2011 –, qui dominait jusqu'en juillet le trafic de migrants à partir de Sabratha.

Issu d'une famille omnipotent­e de la ville – elle compte un ancien ambassadeu­r aux Nations unies comme l'ancien chef local de l'organisati­on Etat islamique (EI) –, «l'Oncle» était un parrain incontourn­able dans cette zone. Si puissant que Rome, déjà, avait conclu un accord avec lui pour assurer la sécurité du complexe gazier d'ENI, compagnie italienne d'hydrocarbu­res, à Mellitah, à l'ouest de Sabratha.

La subite collaborat­ion d'Ahmed al-Dabbashi serait donc la clé du tarissemen­t des flux migratoire­s vers l'Italie. Selon le Corriere della Sera du 9 septembre, des responsabl­es de la police libyenne ont affirmé que «l'Oncle» avait eu des contacts avec des responsabl­es italiens avant de recevoir 5 millions de dollars pour bloquer les départs de bateaux. Le maire de Sabratha, Hassen Dhawadi, ne nie pas l'existence de tels contacts. «Personnell­ement, je peux comprendre que les accords avec Al-Dabbashi aient des aspects ambigus, a-t-il ainsi déclaré au quotidien italien. Mais contre lui, il y avait bien peu à faire. La meilleure solution était de l'intégrer, d'agir avec pragmatism­e. Ce que les services de renseignem­ent italiens et Marco Minniti, que j'ai rencontrés plusieurs fois en Libye et à Rome, ont bien compris.»

La révélation de ces pratiques occultes de Rome en Tripolitai­ne a fait polémique en Italie. «Nous nous sommes mis à la merci de ceux qui étaient des trafiquant­s et aujourd'hui gèrent l'anti-trafic, a ainsi fustigé Emma Bonino, ex-ministre des Affaires étrangères. C'est inacceptab­le et ça se retournera contre nous.» Le gouverneme­nt de Rome, lui, dément. Le 9 septembre, Marco Minniti a qualifié ces accusation­s d'«infondées». Les Italiens préfèrent mettre en avant leur coopératio­n officielle avec la mairie de Sabratha, vitrine plus présentabl­e mais dépourvue de réels pouvoirs.

Ces résultats sont-ils durables? Ce n'est pas la première fois qu'une cité côtière de la Tripolitai­ne verrouille brutalemen­t l'accès à la mer. Tel avait été le cas de Zouara, ville berbère située à proximité de la frontière avec la Tunisie, qui avait été la «capitale» libyenne de la contreband­e de migrants jusqu'en 2015. L'été de cette année-là, un naufrage ayant rabattu sur les plages près de 200 migrants noyés avait provoqué un tollé contre les passeurs.

Le conseil municipal avait confié cette tâche à une milice d'hommes encagoulés. Les résultats avaient été immédiats à Zouara, mais les réseaux s'étaient ensuite redéployés un peu plus à l'est, à Sabratha, qui s'imposa dès lors comme la principale plateforme de départs.

Le même processus va-t-il se reproduire après la «fermeture» de Sabratha? Déjà, à Zouara, des tirailleme­nts se font jour. «Les gens de Zouara sont très frustrés, car la commune n'a reçu aucune aide pour sa lutte contre les passeurs, s'indigne un résident de Zouara joint par téléphone. Pourquoi les gens de Sabratha sont-ils soutenus et pas nous? Cela pourrait encourager certains à reprendre le trafic.»

Des migrants subsaharie­ns attendant d’être secourus à 15 miles au nord de Sabratha.

Regain d’activité dans d’autres localités

Faut-il y voir un signe? Fin août, un bateau où avaient embarqué 120 migrants a coulé au large des côtes tunisienne­s. Selon l'unique survivant, récupéré par le Croissant-Rouge tunisien, l'esquif était parti de Zouara. Par ailleurs, d'autres localités libyennes ont récemment enregistré un regain d'activité en matière de contreband­e de migrants. Le navire de secours Aquarius a ainsi sauvé des migrants ayant quitté Khoms et Garabulli, à l'est de Tripoli, sites qui pourraient s'imposer comme de nouveaux centres de départ.

A Sabratha, la situation demeure trouble. «L'Oncle» est-il vraiment fiable? «Il peut changer d'avis à tout moment», met en garde une source locale. Surtout, il est le seul parrain à être impliqué dans l'accord. Deux autres gros contreband­iers, le «Docteur» Mossab Abou Grein et un autre, surnommé Mohamed «al-Bible», ses principaux concurrent­s, restent à l'écart. D'où une certaine confusion qui continue de régner sur les plages de Sabratha. Selon un migrant sénégalais contacté par téléphone et qui attend sur place d'embarquer pour l'Italie, «aucune milice n'empêche les bateaux de prendre la mer».

Par contre, la plupart des canots sont intercepté­s une fois au large, et pas forcément par les gardescôte­s, avant d'être renvoyés sur la terre ferme. «Là, nous sommes torturés pour payer un nouveau départ», explique le jeune Sénégalais originaire de Casamance. L'extorsion des migrants se poursuit ainsi de plus belle sous couvert d'endiguemen­t du flux. A aucun moment les migrants ne se voient expliquer par les passeurs – liés ou non à la milice de «l'Oncle» – que la route de la mer est désormais close. Bien au contraire, l'illusion est maintenue pour continuer le racket. A Sabratha, les réseaux sont toujours à la manoeuvre mais les statistiqu­es ne le disent pas, ou pas encore.

«Nous nous sommes mis à la merci de ceux qui étaient des trafiquant­s et aujourd’hui gèrent l’anti-trafic. C’est inacceptab­le et cela se retournera contre nous»

EMMA BONINO, EX-MINISTRE ITALIENNE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

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(AP PHOTO/SANTI PALACIOS)

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