Un cocon graphique signé Chapuisat
Connus pour leurs constructions en bois ludiques et régressives, les frères Chapuisat investissent cette fois l’Espace Courant d’Art, à Chevenez, dans le Jura. Un abri sur pilotis, XXL et léger, où l’on est invité à se réfugier
Un hérisson de bois. Un nid sur échasses. Un méli-mélo de Kapla. Lorsqu’on découvre l’installation, les yeux s’écarquillent, se perdent dans l’enchevêtrement noir et blanc, cherchent la logique du désordre apparent.
Et puis les perceuses interrompent la rêverie. Dissimulées dans le ventre de la créature, des petites mains s’activent pour fixer les dernières planches. Ici et là, sans schéma préalable, si ce n’est une seule loi: pas d’angles droits. Après six semaines de chantier, Protubérance, la dernière oeuvre des frères Chapuisat, sera présentée au public samedi à l’Espace Courant d’Art, dans le village jurassien de Chevenez.
«Explosion de matière»
Accueillir une oeuvre de ces rois suisses de la sculpture éphémère, de l’architecture anarchique, Yves Riat en rêvait depuis longtemps. Il n’a pas été déçu: ce sont 10 m3 de bois, soutenus par près de 30000 vis, qui ont investi sa galerie jusqu’au plafond. Un envahisseur bienvenu, d’autant que la galerie fête cette année ses 25 ans. «Je voulais qu’on s’amuse et là, on a une vraie explosion de matière. C’est démesuré», se réjouit le directeur. Il croit aussi au potentiel de l’installation, surprenante et ludique, de fédérer un large public. «On espère particulièrement attirer les classes d’écoles et les jeunes, qui s’intéressent plus difficilement à l’art.»
Le jeu, la régression, c’est un peu la marque de fabrique des frères Chapuisat. Gregory, secondé par son frère Cyril et une armada de collaborateurs, fait régulièrement pousser des géants de bois semblant tout droit sortis de l’imagination d’un enfant. Des installations esthétiques et poétiques, conçues in situ, qui évoquent la cabane ou le labyrinthe. Et que le visiteur est invité à explorer, habiter.
On se souvient de leur Résidence secondaire, vraie maison à ciel ouvert greffée sur le toit d’un chalet attendant la démolition à Vercorin, en 2012. Ou encore de cette grotte mystérieuse, conçue pour la Galerie Laurence Bernard à Genève deux ans plus tard, lieu d’un parcours dans l’obscurité (et dans la boue!), la métaphore d’une introspection où le corps entier est mis à contribution.
Protubérance ne fait pas exception. En regardant mieux, on devine une ouverture qui invite à l’escalade. Un pied sur cette poutre, une main dans le coin et après quelques contorsions, on pénètre dans l’antre de la bête: une petite salle, comme une bulle, avec ses renflements où l’on peut s’asseoir en attendant les hamacs qui seront bientôt suspendus. Il y règne un calme presque douillet.
Abri troglodyte
«C’est un espace de vie, un lounge, explique Gregory Chapuisat. Avec cette oeuvre, on est moins dans l’idée de rite initiatique ou de confrontation physique. Il s’agit plutôt d’une introspection oisive, d’un espace troglodyte dans lequel on va se reposer.» Derrière sa silhouette hérissée, cet abri ou cocon protecteur est conçu sur pilotis, «pour qu’il s’élève, aussi léger qu’une toile d’araignée, puis finisse par disparaître».
La métaphore d’un mode de vie nomade cher à l’artiste, lui qui déménage parfois dans ses oeuvres alors même qu’il les construit. Et qu’il souhaite faire goûter aux curieux les plus sédentaires. «On offre une échappée belle, un moment de rêve. Mais en le réalisant uniquement avec des planches et des vis, pour montrer que tout le monde peut le faire», souligne celui qui a dormi dans sa voiture, sur un espace de forêt prêté par un paysan du coin, pendant toute la durée du chantier jurassien.
Camouflage
Nomade, mais pas solitaire: cette fois-ci, l’oeuvre des Chapuisat dialoguera avec celles du tagueur français Poes, dont les toiles façon pop art viendront habiller les murs de la galerie. Des tons vifs qui ont incité les frères Chapuisat à tenter eux aussi la peinture, avec un sobre noir-blanc pour commencer. «Nous avons lâché prise, et l’effet graphique s’est révélé étonnant. Ça m’évoque les camouflages de bateaux pendant la Première Guerre mondiale!»
Défi relevé. Et après la grange en couleur, quoi encore? «J’aimerais me confronter à autre chose. Pourquoi pas construire sur un bateau flottant ou sur un véhicule à roues, pour jouer davantage avec les codes du nomadisme et du romantisme.»
Protubérance des frères Chapuisat, avec la peinture de Poes, Espace Courant d’Art, Chevenez, du 16 septembre au 25 décembre. www.courantdart.ch