La revanche des sans-grade au théâtre
Ils sont menuisier, femme de ménage ou cuisinière et ils font merveille sur les planches, à La Bâtie à Genève ou au Festival d’Avignon. Mais pourquoi tant d’amateurs éclairants sous les projecteurs de la gloire?
Vous avez la passion du théâtre, mais vous avez vécu en Patagonie pendant un an. Au retour, vous n’avez qu’une hâte, qu’on vous fasse l’inventaire des nouveautés. «Qui a marqué le dernier Festival d’Avignon?» Cristina Vidal et Ahn Tran Nghia, lance le spécialiste qui est un peu cuistre. «Ah bon… euh… et ces jours, au festival La Bâtie à Genève?» «Corinne Dadat», enfonce le même spécialiste qui est avisé, mais facétieux.
Vous vous félicitez de voir apparaître la relève, des actrices au nom inconnu, mais flamboyantes à l’évidence. Stupeur, vous découvrez que la Portugaise Cristina Vidal est «ponto» – «souffleuse» – au Théâtre national de Lisbonne depuis 1978, que la Franco-Vietnamienne Ahn Tran Nghia et son mètre 45 ont tenu une cantine à Saïgon et que Corinne Dadat a 35 ans de ménage à son actif.
La première hante Sopro («Souffle») – immersion merveilleuse dans les coulisses d’un théâtre –, oeuvre du talentueux Tiago Rodrigues. La deuxième règne sur les fourneaux dans Saïgon, épopée signée de la jeune Caroline Guiela Nguyen. Et la troisième s’expose avec gouaille dans Moi, Corinne Dadat, tableau poético-acide d’une vie à l’ombre. Cette intrusion du balai et des bidons d’eau de Javel a été voulue par le Français Mohamed El Khatib, 37 ans, sociologue de formation et invité vedette de cette édition de La Bâtie.
Coïncidence que tous ces «nobody» propulsés au rang de vedette? Certes non. On pourrait encore citer les enfants enrôlés par le Suisse Milo Rau dans son troublant Five Easy Pieces, reconstitution en bordure de préau de l’affaire Marc Dutroux. Ou les huit habitants du village basque de La Bastide-Clairence réunis par Massimo Furlan dans Hospitalités, à Vidy il y a dixhuit mois.
Place aux invisibles
Alors, pourquoi tant d’amateurs sur les planches? D’abord, certains créateurs se méfient de la virtuosité des acteurs. C’est le cas de Mohamed El Khatib: «Je ne suis pas intéressé par ces interprètes capables de répéter une émotion ou un geste. Je cherche une autre qualité de présence, plus incertaine. Mon ambition est de faire entrer en scène les invisibles de la société. Le théâtre est depuis trop longtemps confisqué par une caste d’experts. Je voudrais, moi qui suis fils d’ouvrier, que mon père ose franchir la porte d’un théâtre. Ce n’est toujours pas le cas.»
Autre raison avancée: la conviction qu’on est tous porteurs d’une histoire et qu’il suffit de la mettre en résonance pour la rendre partageable. Depuis plus de dix ans, le Lausannois Massimo Furlan fait ainsi parler ou chanter sociologues, philosophes ou ex-stars de l’Eurovision. Dans Hospitalités, il engageait Francis Dagorret, menuisier et maire de La Bastide-Clairence, ainsi que sept de ses concitoyens, confrontés à la question de l’accueil de réfugiés syriens.
Décomplexer le profane
«Ce spectacle est le résultat d’une immersion, près de trois ans pour comprendre la problématique locale, pour rencontrer ces gens et leur faire accepter l’idée de monter sur scène. Ils ont découvert avec stupéfaction qu’on s’intéressait à leur histoire. A la fin de chaque représentation, des spectateurs les rejoignaient pour échanger encore.»
Comment expliquer le succès de ce que Massimo Furlan appelle la «docu-fiction»? Le genre désinhibe le profane, note l’historien du théâtre Georges Banu (lire ci-dessous). «Je n’ose pas entrer au Ritz à Paris, mais dans les cafés environnants, oui. Certains ont la même prévention vis-à-vis du théâtre.»
Il se pourrait surtout que cette veine corresponde à un besoin très contemporain d’authenticité, souligne Eric Vautrin, dramaturge au Théâtre de Vidy. «Déjà dans les années 1970, la performance répondait à cette demande. Jan Fabre ou Marina Abramovic prenaient des risques physiques devant le public. Celui-ci pouvait s’éprouver avec ces artistes, sans le filtre de la fiction. Avec Moi, Corinne Dadat, on est dans un autre registre, celui du trouble. Face à cette femme, on se demande ce qui relève du spontané et ce qui est écrit. On soupèse en somme la part de vérité de cette présence. Ce questionnement sous-tend notre consommation journalière d’infos et d’images.»
L’ère du «théâtre du témoignage»
«Théâtre du réel», donc? Oui, mais la formule est vague. Parlons plutôt de «théâtre du témoignage». La parole n’y est jamais brute – même si elle en donne l’apparence. Elle se love dans un dispositif souvent subtil. Le genre possède sa pièce fondatrice, Rwanda 94, du Belge Jacques Delcuvellerie, au début des années 2000. En ouverture, Yolande Mukagasana relatait pendant 40 minutes les massacres dont ses proches avaient été victimes au Rwanda. Musiciens et acteurs prenaient ensuite le relais.
Pour cette famille d’artistes, l’heure est aux mains sales. Ils ne sont plus metteurs en scène, mais se définissent comme «reporters engagés» – Milo Rau – ou «sociologue-poète» – Mohamed El Khatib. Est-ce à dire que ce courant représente l’avenir du théâtre? Ce serait absurde de l’affirmer. Comme de prétendre que les acteurs professionnels ne sont plus qualifiés pour nous représenter dans la lice de nos fictions.
«Nous avons tous le désir de nous frotter au réel, explique le metteur en scène Denis Maillefer, codirecteur de la Comédie de Genève. Mais ça n’implique absolument pas qu’on se passe des comédiens. Un bon comédien apporte le réel, mais aussi une monstrueuse poésie. Sans virtuosité, il n’y a ni souffle, ni lyrisme, ni possibilité de transcender le réel.»
Massimo Furlan, lui, rêve d’un spectacle dont les joueurs de cartes du foyer du Théâtre de Vidy seraient les protagonistes. Mohamed El Khatib proposera au prochain Festival d’automne à Paris une immersion dans un groupe de 53 supporters du Racing Club de Lens – équipe de football qui jouit d’une ferveur quasi inégalée en France. Depuis le début du XXe siècle, les héritiers de Molière ont toujours revendiqué un ancrage populaire, par idéal, bien sûr, par pragmatisme aussi, histoire de se légitimer.
Il n’est pas sûr encore que le père de Mohamed, ouvrier, ira voir de quoi son fils est capable. Mais les portes sont ouvertes et les courants d’air sont porteurs. Aux dernières nouvelles, Corinne Dadat, 55 ans, continue ses ménages, entre deux représentations. L’emprise du réel, non?