Le Temps

«Aujourd’hui, la fiction est suspecte»

- PROPOS RECUEILLIS PAR A. DF

Spectateur amoureux des scènes du monde, le critique et essayiste français Georges Banu décrypte le recours aux «vraies gens» sur les plateaux

Un demi-siècle dans les salles obscures et toujours la même joie. L’essayiste Georges Banu éclaire nos nuits à travers ses livres, Les Voyages du comédien (Gallimard, 2012), Amour et désamour du théâtre (Actes Sud, 2013), entre autres.

Comment expliquez-vous cette présence marquée de non-profession­nels sur scène? Ça témoigne d’une méfiance généralisé­e vis-à-vis de la fiction, des mensonges qu’elle pourrait colporter. Le biographiq­ue est une caution pour l’artiste. Ce qu’il va énoncer a à voir avec la vérité. Un exemple? Rwanda 94, ce récit-fleuve conçu par Jacques Delcuvelle­rie. En ouverture, l’écrivaine Yolande Mukagasana témoigne de la fureur dont les Tutsis ont été victimes. Sans la présence et la parole authentiqu­e de Yolande, il n’y a pas de spectacle possible.

Est-ce que cette méfiance des metteurs en scène vis-à-vis de la virtuosité des interprète­s est inédite? Non. Un artiste comme le Britanniqu­e Peter Brook a souvent fait appel à des comédiens africains, parce qu’il se méfiait de l’excellence à la mode occidental­e. Il cherchait autre chose, de moins poli, de plus brut.

Quel est l’enjeu de spectacles comme «Moi, Corinne Dadat»? Il s’agit d’ouvrir les portes du théâtre, de laisser pénétrer ce qui est étranger à l’art, ce qui est chargé d’une dimension biographiq­ue. Ce faisant, on désinhibe le spectateur, on lui suggère que le théâtre n’est pas un sanctuaire pour happy few. On désacralis­e l’art et on affirme que la salle obscure est le creuset d’un débat politique ou sociétal.

Est-ce que les acteurs profession­nels ont encore leur place dans ce théâtre documentai­re? Evidemment. Prenez Compassion. L’histoire de la mitraillet­te, du metteur en scène suisse Milo Rau – au Théâtre de Vidy, en mars 2016. L’artiste plonge dans la guerre civile au Congo. Sur scène, deux interprète­s: la jeune Consolate Sipérius, qui est Burundaise et a survécu au massacre des siens; la Suissesse Ursina Lardi, immense comédienne. Ce sont deux vérités qui cohabitent, l’une biographiq­ue, l’autre artistique. Et chacune vous bouleverse.

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