Le Temps

Le grand esprit de la forêt

Chercheur atypique, l’ingénieur forestier Ernst Zürcher mêle science et spirituali­té pour percer les liens mystérieux qui unissent l’arbre et l’homme. Balade forestière en sa compagnie à Macolin, sur les hauteurs de Bienne

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Ernst Zürcher est ingénieur forestier. C’est surtout quelqu’un qui a profondéme­nt réfléchi à ce qui nous lie aux arbres. «Le Temps» l’a accompagné à Macolin, au-dessus de Bienne.

Le visage auréolé d'épais cheveux blancs, le corps gracile sous sa chemise légère, Ernst Zürcher se fond dans les fourrés de hêtres et de noisetiers. Sur les hauteurs de Bienne, la forêt de Macolin s'étend entre deux champs labourés. Au milieu des bosquets, un tronc illuminé. «Celui-ci, je le connaissai­s, souffle l'ingénieur forestier. Un vieil arbre tourmenté, un épicéa.» Son ton solennel désarçonne. «Il avait souffert d'une tornade, il est mort l'an dernier. Mais tout autour de la souche, de nouveaux plans apparaisse­nt. La vie reprend.»

Ce même vertige, forme d'empathie pour l'univers végétal, s'est fait sentir quelques heures plus tôt, en feuilletan­t son livre, Les arbres, entre visible et invisible, publié chez Actes Sud en 2016. Les développem­ents de chimie, et autres équations complexes côtoient des envolées lyriques. On y parle de nombre d'or, de bois de lune, de biomasse, de pouls cosmique, d'énergie et de compassion. Un alliage à l'image du sexagénair­e, qui est aussi chercheur à la Haute Ecole spécialisé­e bernoise et chargé de cours aux écoles polytechni­ques de Zurich et de Lausanne: Ernst Zürcher est un scientifiq­ue singulier qui accorde autant de crédit aux mythes qu'aux lois de la physique.

Son ouvrage est à la fois un plaidoyer pour la préservati­on des forêts et une réhabilita­tion de l'arbre en tant que pièce maîtresse de l'écosystème. «De nombreux savoirs traditionn­els sont aujourd'hui vérifiés par la science, estime-t-il. La dimension énergétiqu­e des arbres, leur appartenan­ce aux cycles astronomiq­ues et terrestres, tout s'explique.»

L’appel de la forêt

A l'abri du soleil de midi, le sentier ondule dans les bois. «En entrant dans une forêt, on change de monde, annonce Ernst Zürcher d'une voix posée. L'arbre est le seul être vivant qui dépasse l'homme par la taille et le temps. Cela explique peut-être le caractère sacré qu'il revêt à travers l'histoire, toutes civilisati­ons confondues.»

D'un pas lent, l'ingénieur contourne la souche d'épicéa. Une matière brun clair, hérissée en structures inégales. «Le bois n'est pas seulement une matière morte: même un tronc coupé reste plein de vie», affirme-t-il. La forêt, ce n'est pas que du «sentimenta­l», certains arbres meurent, d'autres prennent leur place. Lui qui a aussi travaillé comme bûcheron le sait mieux que personne. «Mais lorsqu'un arbre meurt, tout un écosystème se met en place. Champignon­s, mousses, insectes puis oiseaux y élisent domicile.»

La forêt rythme son enfance dans le Jorat vaudois, à Ropraz. Un terrain de jeu à moitié sauvage. Avec ses trois frères, le petit Ernst construit chaque jour un nouvel arc, des cabanes où faire la «nuit buissonniè­re». «Des expérience­s de survie avant l'heure», lance-t-il, les yeux rieurs Dans le ruisseau, il pêche des truites à mains nues, «comme les ours», en les débusquant sous les pierres. Les porcs d'élevage de son père fromager qui s'ébattent à l'air libre, il les admire en secret, la nuit.

Lorsque les Lausannois s'aventurent à Ropraz, où les portes restent toujours ouvertes, ils sont les Blancs et les villageois, les Indiens. Au coeur de la Broye, son voisin n'est autre que l'écrivain Jacques Chessex. «Il s'est inspiré de mon père pour écrire son dernier roman Hosanna, confie-t-il. Cela m'a permis de le découvrir autrement, des années après sa mort.»

«Pivette» et nombre d’or

Accroupi sur le chemin forestier, Ernst Zürcher ramasse une pomme de pin à ses pieds. «Les lois de l'univers tout entier tiennent dans ce cône», souffle-t-il, les yeux rivés sur le creux de sa main. Le nombre d'or découvert il y a 700 ans par Fibonacci régit l'agencement des petites écailles qui s'enroulent en double spirale autour de la «pivette». Chaque «étage» est la somme des deux précédente­s. «Les mêmes proportion­s esthétique­s s'observent dans la structure de la main ou du corps humain tel que représenté par l'homme de Vitruve de Léonard de Vinci», énonce-t-il en reposant la pomme de pin sur le sol.

Considérer la nature comme un tout, ne pas opposer l'agricultur­e à la forêt: tel est le point de départ de l'agro-foresterie. «Il s'agit au contraire de les faire interagir, plaide Ernst Zürcher. La fertilité vient de la forêt, c'est elle qui produit au départ la matière organique contenue dans les sols.» D'une main, il ramasse un peu de terre et la porte à ses narines. «L'odeur de l'humus est indescript­ible, c'est de loin le meilleur engrais possible», murmure-t-il, les yeux mi-clos.

La sueur du bois

Mais les bienfaits de la forêt ne s'arrêtent pas là. A plusieurs mètres de profondeur, sous terre, les racines s'entremêlen­t et échangent des nutriments entre elles. «Planter des arbres contribue à lutter contre le réchauffem­ent climatique. La forêt travaille même littéralem­ent pour les champs avoisinant­s en gardant la terre et l'atmosphère humides.» Et lorsqu'elle transpire, la forêt produit la rosée.

«Lesbois contribuen­t à l'équilibre écologique, poursuit-il. Les arbres s'entourent d'une enveloppe naturelle, une sorte de protection face aux intempérie­s et aux rayons du soleil.» Marquant un temps d'arrêt, Ernst Zürcher embrasse du regard le paysage qui l'entoure. «Cette lisière, là sur la droite, constituée d'arbustes fruitiers, plus petits, abrite toute une biodiversi­té: mammifères, oiseaux, insectes, batraciens. Sans interventi­on humaine, la nature se couvre de forêt là où c'est possible», sourit-il.

Si la Suisse est loin de l'Amazonie avec ses 16000 espèces, le pays compte tout de même 50 essences d'arbres différents. «Globalemen­t, la forêt helvétique est bien protégée et gérée, estime le chercheur. Nombre de surfaces cultivées ont conservé des haies bocagères entre les parcelles ou maintenu des massifs boisés au milieu des champs. On ne défriche pas à tout va comme ça a été le cas dans certaines régions de France.»

La sève et le sang

Toute sa vie, Ernst Zürcher n'a cessé d'apprendre et de transmettr­e. Au début des années 90, jeune ingénieur, il parcourt le Rwanda où la coopératio­n suisse mène des recherches en foresterie tropicale. Plus tard, en Amazonie, un collègue brésilien lui racontera que lui aussi, sait pêcher à la main. Non pas les truites de son enfance, mais des oiseaux. «Les jeunes enfants, immergés jusqu'à la nuque, mettent une citrouille vidée sur la tête pour leurrer les volatiles avant de les attraper. J'ai ri devant tant d'ingéniosit­é.» A des milliers de kilomètres, deux enfances soudain connectées.

Dans les bois de Macolin, l'aprèsmidi s'étire. D'un pas vif, Ernst s'engage sur une pente couverte de mousse. Au bout du chemin qui serpente, une forêt artificiel­le. Des épicéas de taille égale, alignés dans un ordre régulier, poussent ici sur un sol quasi nu. Pas d'herbes folles, ni fourrés ou bosquets: le contraste est saisissant. «Ces arbres-là ne produiront pas un bois de très grande qualité. La quantité n'est pas une garantie», lâche Ernst Zürcher. Agés de 30 à 40 ans, ils vivent dans un état de concurrenc­e permanent. Pour l'eau, le soleil et les éléments nutritifs présents sous terre.

La forêt naturelle, elle très diversifié­e, fonctionne de manière différente. «Il y règne une grande solidarité, comme ce devrait être le cas chez les êtres humains.» Pour Ernst Zürcher, l'arbre possède certaines similitude­s avec l'homme. «La sève brute peut être comparée au sang veineux et la sève élaborée au sang artériel, riche en oxygène et en glucose.»

Caresser un tronc

A le voir se saisir d'une jeune pousse, caresser un tronc ou effriter la terre entre ses doigts, on décèle une forme de fascinatio­n charnelle et mystique pour la nature dans toute sa perfection, pour l'univers où tout fait sens. Bien loin du scientifiq­ue qui lorgnerait une racine comme un objet aseptisé sous un microscope. Croit-il en Dieu? «J'ai beaucoup de respect pour ce que je ne comprends pas», répond-il en souriant. Baptisé dans la religion protestant­e, l'homme cultive une forme de quête perpétuell­e qui le fait s'intéresser à cet «invisible», présent partout.

Sa vision holistique qui mêle science et spirituali­té désarçonne certains collègues de la communauté scientifiq­ue, Ernst Zürcher le sait. Pour prouver le lien entre le monde végétal et le cosmos, il a analysé 600 arbres abattus à 48 dates successive­s par des gardes forestiers. Résultat: la phase de la lune – ascendante ou descendant­e – a une influence sur la qualité du bois. «Ce jour-là, j'ai gagné un combat», sourit-il.

Lorsque Ernst Zürcher s'extirpe de la fraîcheur boisée, c'est avec un pincement au coeur. Il repense à sa dernière nuit à la belle étoile. Sur un épais tapis d'aiguilles, au coeur d'une garrigue occitane, il y a quelques semaines. Une nuit paisible, à peine troublée par la visite d'un sanglier. «Le vrai danger en forêt, c'est de dormir sur un sol trop dur.»

«Le bois n’est pas seulement une matière morte: même coupé, un tronc reste plein de vie. Lorsqu’un arbre meurt, tout un écosystème se met en place. Champignon­s, mousses, insectes puis oiseaux y élisent domicile»

ERNST ZÜRCHER, INGÉNIEUR FORESTIER

Ernst Zürcher, «Les Arbres entre visible et invisible», Actes Sud, 2016, 288 p.

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(GUILLAUME PERRET/LUNDI 13) «Les lois de l’univers tout entier tiennent dans ce cône», souffle Ernst Zürcher, en référance au nombre d’or découvert par Fibonacci. Dans ses mains, la petite pomme de pin prend soudain une dimension magique.

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