L’Europe du donnantdonnant
Notre continent serait-il en train de retrouver son élan? «Dix ans après le déclenchement de la crise, l’Europe connaît enfin un rebond économique, expliquait mercredi Jean-Claude Juncker dans son discours sur l’état de l’Union. Et avec lui un regain de confiance.» Après une décennie d’avanies, d’austérité et de plans de sauvetage qui ont failli emporter le continent dans une grande réaction populiste contre les élites, l’Union européenne pourrait donc retrouver son souffle, et un sens.
Que disent les chiffres livrés par le président de la Commission européenne? Ces deux dernières années, la croissance européenne (2%) a été plus forte que celle des Etats-Unis; le taux de chômage est au plus bas depuis neuf ans et ces trois dernières années, 8 millions d’emplois ont été créés dans l’UE. Quant aux déficits publics, ils ont été réduits de 6,6 à 1,6%.
La parenthèse de cette décennie perdue une fois refermée , va-t-on renouer avec l’optimisme économique qui caractérisait ce début de siècle, celui de la «globalisation heureuse», l’univers du «gagnant-gagnant»? Ce serait ignorer que le monde de 2017 n’a plus grand-chose à voir avec celui de 2007. La confiance aveugle dans les vertus du marché s’est évanouie. Ou pour reprendre les termes de Juncker: «Nous ne sommes pas [plus, aurait-il pu dire] des partisans naïfs du libreéchange.»
Cela ne fait pas encore de l’Europe un nouveau pôle du protectionnisme. Juncker a d’ailleurs annoncé de nouvelles négociations commerciales avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Mais les conditions de ce commerce sont en train d’évoluer. D’une part, Bruxelles (la Commission) promet désormais la transparence sur les traités de libre-échange en cours de négociation. D’autre part, l’Europe exigera à l’avenir la réciprocité pour accéder à son marché. En clair, un pays dont une entreprise publique voudrait racheter une entreprise ayant un caractère stratégique pour l’UE devra démontrer que son marché est aussi ouvert que celui du continent européen. Cela répond aux voeux de l’Allemagne et de la France. C’est un tournant.
Après l’avènement de la philosophie du gagnant-gagnant au tournant du siècle – selon laquelle plus une économie est ouverte, plus elle est performante –, l’Europe se convertit ainsi prudemment au précepte du donnant-donnant. Elle y est bien forcée. Deux acteurs ne lui laissent en effet plus d’autre choix. La Chine d’abord – pays directement visé mais jamais cité par Juncker: elle a été le grand bénéficiaire de l’ère du gagnant-gagnant, attirant sous des conditions très strictes l’essentiel des investissements directs étrangers (et les technologies dont elle avait besoin) avec la promesse d’un immense marché. Aujourd’hui, alors que les entreprises publiques chinoises investissent à leur tour en masse à l’étranger, Pékin se fait le principal défenseur du libre-échange tout en maintenant de solides barrières sur son territoire. Peut-on continuer de l’accepter? Entre-temps, la Chine est passée du statut de puissance émergente à celui de troisième économie mondiale (après l’UE et les EtatsUnis). Le rapport de force est en train de s’inverser. L’Europe, qui demeure l’espace économique le plus ouvert, doit donc se protéger au risque de se faire piller.
L’autre acteur qui pousse l’Europe dans cette voie défensive est bien sûr Donald Trump et sa politique nationaliste du «America first». Sous sa direction, les EtatsUnis ont opéré un virage commercial aux antipodes de la doctrine d’ouverture de Barack Obama. C’est pourquoi, ces prochaines années, le donnant-donnant sera au coeur de l’action commerciale européenne. Les négociations vont se durcir. Voilà la Suisse prévenue. ▅
L’Europe, qui demeure l’espace économique le plus ouvert, doit se protéger au risque de se faire piller