Le Temps

«Si c’est logique…»

- STÉPHANE GARELLI PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ADMINISTRA­TION DU «TEMPS»

«...Et rationnel, oubliez-le; quelqu’un d’autre y aura pensé avant vous.» C’est le conseil que je donne souvent à mes étudiants quand ils pensent avoir trouvé une nouvelle idée pour faire fortune. En effet, la plupart des grands succès sont allés à contre-courant et, précisémen­t, apparaissa­ient illogiques.

Qui aurait pensé que l’on pourrait réussir en vendant des vols à moins de 100 euros? Qui aurait cru que le monde entier se ruerait pour acheter des meubles qu’il faudrait ensuite transporte­r à la maison et monter soi-même? Qui aurait parié sur le succès de restaurant­s où le client devrait aller chercher son repas en cuisine, sur un petit plateau, pour ensuite le manger avec ses doigts? Qui, finalement, aurait pensé que des millions de gens auraient voulu partager en ligne leur vie privée, leurs histoires personnell­es et leurs photos de famille avec des millions d’inconnus? EasyJet, Ikea, McDonald’s et Facebook l’ont fait.

Il en est de même pour l’économie. Qui aurait cru que les grandes banques centrales pourraient imprimer tant d’argent, que leur bilan total dépasserai­t aujourd’hui les 17000 milliards de dollars et que toutes ces liquidités ne créeraient pas d’inflation? Et comment expliquer qu’une société comme Tesla, qui n’a jamais fait de profits, vaudrait aujourd’hui en bourse 50% plus cher que Ford? Et que dire de Jeff Bezos, président d’Amazon, qui est en train de devenir l’homme le plus riche du monde avec une société dont la profitabil­ité est quasiment nulle?

L’Homo Economicus, rationnel et égoïste, souvent associé aux travaux d’Adam Smith, de David Ricardo et de John Stuart Mill, n’y comprendra­it plus rien. Un jour un banquier m’a dit: «N’augmentez pas ma confusion avec des faits rationnels.» Sur le moment, j’ai bien ri; ensuite j’ai compris que ce n’était pas aussi candide qu’il n’y paraissait. Ce qui comptait pour lui c’était plus ce que les gens étaient prêts à croire que la réalité. En cela, il était très proche des propos de John Maynard Keynes: «Investir avec succès, c’est anticiper les anticipati­ons des autres.»

Au fond, le monde n’avance pas par analyse rationnell­e mais à travers des gens qui osent le «pourquoi pas?». Nous sommes tous victimes des traditions, de notre histoire et de nos habitudes. Il est parfois difficile de s’en détacher et d’aller dans des zones d’inconfort. Nous sommes peut-être trop dépendants d’une éducation qui, depuis Aristote jusqu’à Descartes, n’a cessé de mettre la logique et la raison au centre de notre pensée. Mais le monde est-il organisé de telle sorte?

En physique quantique, toutes sortes «d’absurdités» se produisent. Une particule peut être en deux endroits en même temps, il est impossible de calculer à la fois sa position et sa vitesse, elle peut interagir à distance avec une autre particule au bout de l’Univers, etc. Tout cela avait révolté Albert Einstein car cela allait à l’encontre du bon sens. Niels Bohr lui avait répondu: «Cessez d’être logique, et essayez plutôt de réfléchir.»

S’échapper du conformism­e de la logique implique aussi de se libérer de la peur de l’échec et du ridicule. Charlie Chaplin disait: «Il faut beaucoup de courage pour ne pas avoir peur d’être ridicule…» Combien de bonnes idées n’ont pas vu le jour parce que leurs auteurs avaient peur du «Qu’en-dira-t-on?» Combien ont été tuées par cette phrase: «Ce n’est pas logique, cela ne marchera pas…»

Bien sûr, une partie importante de notre monde doit rester rationnell­e et logique. En tant que passager d’un avion ou d’un train, j’aime à penser que le conducteur prend des décisions rationnell­es et logiques pour assurer ma sécurité. Mais il est faux de croire que toute l’économie opère de la même manière.

Ceux qui réussissen­t pensent précisémen­t l’impensable et sont capables d’aller plus loin dans ce qui, au départ, peut paraître irrationne­l. Comme le souligne très bien un proverbe chinois: «Celui qui dit que c’est impossible ne doit pas interrompr­e celui qui est en train de le faire.»

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