Le Temps

UNE EXPO POUR TROIS

- PAR LAURENT WOLF, PARIS

Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris réunit Derain, Balthus, Giacometti, trois artistes en rupture avec les injonction­s de leur temps.

Grâce au rapprochem­ent inattendu des personnali­tés discordant­es de Derain, Giacometti et Balthus, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris célèbre une amitié et redessine la carte de l’art du XXe siècle

◗ Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris réunit André Derain (1880-1954), Alberto Giacometti (19011966) et Balthus (1908-2001), avec 350 oeuvres qui feraient de cette exposition une triple rétrospect­ive solide si elle n’omettait pas la plupart des tableaux produits par Derain du fauvisme aux années suivant la guerre de 14-18, à laquelle le peintre a participé comme soldat – une lacune est heureuseme­nt comblée par André Derain, 1904-1914, la décennie radicale, qui vient d’ouvrir au Centre Georges Pompidou. Cette triple rétrospect­ive est une première, soulignent les organisate­urs, comme s’ils se doutaient que le rapprochem­ent entre trois artistes aussi différents paraît d’abord arbitraire.

Le sous-titre, «une amitié artistique», ne lève pas l’ambiguïté. Le Paris des artistes dans les années 1920-1940 est un village qui compte tout au plus quelques centaines d’habitants, peintres, sculpteurs, critiques, galeristes et collection­neurs confondus. Ils vivent, travaillen­t, exposent et commercent aux deux sens du terme dans des quartiers très proches – Saint-Germain-des-Prés et Montparnas­se – et dans des périmètres dont la surface cumulée dépasse à peine celle de quatre terrains de football. Ils fréquenten­t les mêmes cafés. Les artistes ont eu, ont et vont avoir les mêmes marchands. Leurs ateliers sont à quelques pas les uns des autres. Ils se voient à Paris, aux environs ou dans les villégiatu­res où ils vont travailler en été. Des amitiés, il y en eut beaucoup bien que toutes ne peuvent pas être qualifiées d’artistique­s. Car il y eut pas mal de rivalités.

L’ESSOR DE L’ABSTRACTIO­N

André Derain est né un an avant Picasso et deux ans avant Georges Braque. Une génération le sépare de Balthus et Giacometti. Il a participé au déclenchem­ent d’une des révolution­s artistique­s les plus brutales de l’histoire de la peinture européenne en exposant au Salon d’automne de 1905, dans les salles qui ont fait scandale et ont été qualifiées de «cage aux fauves» par un critique. Après 1905, Derain continue son aventure avec audace, l’un des tableaux de l’exposition en témoigne. Ses Baigneuses (vers 1908) sont très proches des tableaux de Picasso ou de Braque à la même époque. Alors que ces derniers s’engagent bientôt dans l’aventure cubiste, Derain poursuit ses expérience­s sur la couleur et sur la compositio­n engagées par le fauvisme sans mettre sens dessus dessous le système figuratif.

La Première Guerre mondiale est un moment clé. Bien que les frontières soient coupées, l’abstractio­n prend son essor dans toute l’Europe. Le mouvement dada naît à Zurich puis à New York. A la sortie du conflit armé, une autre guerre, toute symbolique, se développe dans le monde de l’art à coups de manifestes et d’exposition­s provocante­s. A Paris, le dadaïsme se transforme en surréalism­e. Les jeunes artistes qui se revendique­nt du cubisme pour aboutir à l’abstractio­n sont critiqués par les fondateurs. Derain, Braque et Picasso (du moins pour une partie de son oeuvre) adoptent une figuration plus classique.

C’est dans un milieu artistique hyperactif et querelleur qu’Alberto Giacometti arrive à Paris au début des années 1920 et que Balthus commence à s’affirmer à la fin de la décennie. Ils sont proches des surréalist­es sans tomber pour autant sous la coupe d’André Breton qui fait l’arbitre des élégances. Au

tournant des années 1930, les sculptures de Giacometti enthousias­ment le «pape du surréalism­e». La figuration froide, la technique impeccable de Balthus intriguent. Derain a des admirateur­s, des marchands et des collection­neurs. Mais dans la bataille pour l’hégémonie intellectu­elle et culturelle, il est devenu un «has been». C’est alors que le peintre quinquagén­aire et les deux nouveaux venus commencent à se fréquenter.

ARTISTES SOLIDAIRES

«La carte de l’art du XXe siècle n’est pas encore complèteme­nt dessinée», écrit Fabrice Hergott, le directeur du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, dans le catalogue de l’exposition. L’euphémisme suggère qu’elle ne l’est pas du tout, bien que la chronologi­e, le nom des artistes majeurs, la succession des mouvements et des styles depuis 1900 soit rituelleme­nt répétée comme si elle était fixée pour l’éternité. «Les artistes rencontren­t des artistes et se nourrissen­t de leurs conversati­ons et de leurs oeuvres. Ils s’écoutent, s’observent et travaillen­t dans le tâtonnemen­t de leur amitié», dit aussi Fabrice Hergott. Et il ajoute: «L’histoire ne retient que les groupes et les écoles.» En ne retenant que ces derniers, elle reproduit à l’identique l’histoire qu’ils ont eux-mêmes racontée.

Or cette histoire donne aux trois amis de l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris des statuts très différents. Derain et Balthus divisent, Giacometti fait l’unanimité. Les abstraits admirent son abstractio­n. Les surréalist­es sa capacité à suggérer la dimension imaginaire du regard. Pour les historicis­tes, il est impeccable car son oeuvre tragique semble porter sur son dos les tragédies de son temps. Sa souffrance est exemplaire. Son acharnemen­t tout autant. C’est l’artiste avec un grand A, remis au goût de la modernité et des événements de l’histoire. Derain, c’est le réprouvé, dont on ne garde qu’une dizaine d’années sur au moins un demisiècle. Il aurait trahi l’aventure et se serait trahi luimême. Son savoir-faire provoque un respect qui le met aussitôt en marge. Il partage avec Balthus une réputation de réactionna­ire. C’est un bourgeois, talentueux peut-être, mais surtout convention­nel. Quand à Balthus, il sent le soufre à cause des petites filles dans sa peinture. Ils sont tous les trois impossible­s à situer sur la carte de l’art du XXe siècle parce que Giacometti est partout et parce que les deux autres sont nulle part.

Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris tente une autre approche fondée sur les relations interindiv­iduelles, sur les solidarité­s qui s’organisent informelle­ment en marge des mouvements, des écoles, des manifestes et d’un discours passivemen­t repris par l’historiogr­aphie consacrée.

DISPOSITIO­N COMMUNE

Fabrice Hergott cite un texte écrit par Giacometti en 1957: «Derain est le peintre qui me passionne le plus, qui m’a le plus apporté, le plus appris depuis Cézanne, il est pour moi le plus audacieux.» Dans le même texte, Giacometti précise: «Depuis […] l’instant de ce jour en 1936, où une toile de Derain vue par hasard dans une galerie – trois poires sur une table se détachant sur un immense fond noir – m’a arrêté, m’a frappé d’une manière totalement nouvelle (là, j’ai réellement vu une peinture de Derain pour la première fois au-delà de son apparence immédiate), depuis ce moment toutes les toiles de Derain, sans exception, m’ont arrêté, toutes m’ont forcé à les regarder longuement, à chercher ce qu’il y avait derrière.»

C’est donc au Derain qui succède à celui de «la décennie radicale», au Derain qui va puiser dans les traditions lointaines des représenta­tions, non seulement en Occident mais dans toutes les civilisati­ons, que Giacometti rend hommage. Et c’est à ce Derain-là que l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris veut rendre sa place sur «la carte de l’art du XXe siècle». En la lui rendant, il devient possible de comprendre la dimension artistique de ses relations et de ses échanges avec Giacometti quand ce dernier s’éloigne du surréalism­e et avec Balthus quand il adopte les rigueurs du quattrocen­to italien.

Le parcours de l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris commence par une section consacrée au «regard culturel», c’est-à-dire à une dispositio­n commune aux trois artistes. Ils ne sont pas mêlés directemen­t au brouhaha qui les entoure, ils n’adoptent pas les principes des mouvements et des groupes qui se disputent le discours sur l’art à la fin des années 1920 et dans la décennie qui suit; on peut même dire qu’ils s’en détournent. Ils ne participen­t pas à la table rase. Ils ne se réappropri­ent pas le passé pour le mettre à leur service. Ils admirent le lointain plus qu’ils ne s’en emparent. Et c’est ce qui les rapproche. Ils développen­t leur relation affective dans un espace et dans une époque qui requiert des allégeance­s auxquelles aucun ne veut, ou ne peut souscrire.

VOYAGE THÉMATIQUE

Cette introducti­on met l’accent sur une singularit­é commune, un motif de rapprochem­ent allant au-delà des affinités électives. La suite est moins explicite parce qu’elle propose un voyage thématique et comparatif dans les oeuvres des trois artistes: paysages, natures mortes, figures, modèles, contributi­ons à des spectacles, vie dans l’atelier, représenta­tion du tragique, etc. Derain, Giacometti et Balthus affrontent en effet les mêmes défis figuratifs. Ils proposent tous les trois une représenta­tion du voir. Ils ont la même préoccupat­ion du faire, de la manière dont le geste technique parvient à ses fins dans l’oeuvre – ou n’y parvient pas. Ils ont tout cela en commun mais leurs différence­s sautent aux yeux aussi grand soit l’effort muséograph­ique pour faire apparaître des similitude­s.

A la fin, le visiteur aura sans doute oublié l’ambition initiale de l’exposition qui est de reformuler l’histoire de l’art dans le deuxième quart du XXe siècle. Pour mesurer l’ampleur de cette ambition, il faut garder en tête le contexte dans lequel les trois artistes travaillen­t et tentent de trouver leur propre orientatio­n sans se couper d’un milieu dont ils dépendent pour exposer et tout simplement pour vivre. Aucun artiste ne peut se soustraire entièremen­t au langage de son temps s’il veut y exister. Aucun artiste ne peut éviter d’être sommé d’occuper l’une des positions disponible­s et de feindre qu’il en occupe une.

A Paris, entre 1930 et 1950, l’activité des peintres et des sculpteurs est déterminée par trois types d’injonction­s autant artistique­s que politiques, celles qui sont portées par le courant dit «abstrait», par le surréalism­e et par le réalisme devenu plus tard le réalisme socialiste. Ni Derain, ni Giacometti, ni Balthus n’entendent s’y soumettre. Ils sont figuratifs (cela ne se choisit pas) mais ne veulent pas participer à des batailles qui ne les concernent pas. Ils ne se dérobent pas parce qu’il n’est pas possible de se dérober. Ils se soutiennen­t parce qu’ils vivent la même situation aussi différents soient-ils. Chacun à sa façon, ils répondent aux injonction­s d’une époque à laquelle ils n’appartienn­ent pas tout à fait.

 ?? (BALTHUS/2017. DIGITAL IMAGE, THE MUSEUM OF MODERN ART, NEW YORK/SCALA, FLORENCE) ?? Balthus, «La Rue», 1933, huile sur toile, 195 x 240 cm.
(BALTHUS/2017. DIGITAL IMAGE, THE MUSEUM OF MODERN ART, NEW YORK/SCALA, FLORENCE) Balthus, «La Rue», 1933, huile sur toile, 195 x 240 cm.
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 ?? (NORTH CAROLINA MUSEUM OF ART, RALEIGH/ADAGP, PARIS 2017) ?? André Derain, «Isabel Lambert», 1934-1939, huile sur toile, 75,6 x 74 cm.
(NORTH CAROLINA MUSEUM OF ART, RALEIGH/ADAGP, PARIS 2017) André Derain, «Isabel Lambert», 1934-1939, huile sur toile, 75,6 x 74 cm.
 ?? (FONDATION ALBERTO ET ANNETTE GIACOMETTI, PARIS + ADAGP, PARIS) 2017) (SUCCESSION ALBERTO GIACOMETTI ?? Alberto Giacometti, «Femme couchée qui rêve», 1929, bronze peint, 23,5 x 42,6 x 14,5 cm.
(FONDATION ALBERTO ET ANNETTE GIACOMETTI, PARIS + ADAGP, PARIS) 2017) (SUCCESSION ALBERTO GIACOMETTI Alberto Giacometti, «Femme couchée qui rêve», 1929, bronze peint, 23,5 x 42,6 x 14,5 cm.

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