Le Temps

CES RÉUNIONS CHRONOPHAG­ES

- PAR JULIE RAMBAL t @julie_rambal

Souvent jugées trop nombreuses et stériles, les réunions seraient-elles la nouvelle maladie de l’entreprise? En tous les cas, une majorité de cadres s’en plaignent.

De plus en plus chronophag­es, multiples, stériles, les réunions seraient-elles la nouvelle maladie de l’entreprise? Une majorité de cadres s’en plaignent, tandis que les managers efficaces en revoient le fonctionne­ment. Il était temps…

Pendant six ans, Philippe a aimé son poste de cadre dans une multinatio­nale. Et puis son supérieur hiérarchiq­ue a été remplacé. Dès le premier jour, son successeur a entassé tout le monde dans la salle de réunion, pour un meeting démarré à 11h et terminé… à 16h. Le chef n’a libéré personne pour le déjeuner, il n’avait sans doute pas faim lui-même, trop occupé à soliloquer sur son parcours, sa vision de la boîte, et ses séries télé favorites. Au bout de son monologue, il n’avait retenu aucun prénom, ni pris une seule décision. Le lendemain, rebelote. Philippe a démissionn­é après une semaine. «J’ai toujours pensé que la façon dont quelqu’un orchestre ses réunions dit tout de son management, raconte-t-il. Moi, j’organise les miennes juste avant le déjeuner: les gens ont faim, ils vont vite… Alors quand un patron mobilise tout l’étage pour raconter sa vie chaque jour, on peut être sûr que tout le monde va souffrir…»

SEIZE ANS À DISCUTER

On évoque souvent la nuisance des

bullshit jobs, ces «boulots à la con» saturés de tâches vides et vaines, mais leur pouvoir de nuisance dépend largement du nombre de réunions inutiles à endurer. Ces bullshit meetings deviennent même le supplice du salarié moderne puisque, selon un sondage OpinionWay, seules 52% des réunions sont considérée­s comme productive­s, tandis que 26% des sondés estiment leur présence inutile.

Les salariés passent en moyenne trois semaines par an en réunion, un temps qui double pour les cadres. A la fin d’une carrière, cela peut faire 16 années entières de réunions profession­nelles… Pour quelle efficacité? s’interroge Nadia Droz, psychologu­e et spécialist­e du burn out à Lausanne, qui entend chaque jour la complainte de la «réunionnit­e»: «La plupart de mes patients se disent pris en otage dans des réunions sans objectif ni contenu clair, avec les mêmes deux ou trois personnes qui brassent de l’air. Je compare leur nuisance à l’e-mail du patron envoyé à 23h, qui fera s’agiter tout le monde, pendant deux semaines, explique-telle. Parce qu’en plus, ces réunions stériles empêchent de faire son travail. J’en connais qui doivent aller travailler à 7h pour avancer, avant l’avalanche de rencontres inutiles.»

Car la réunionnit­e sape non seulement le moral des troupes, mais produit aussi un effet délétère sur l’entreprise: la surcharge collaborat­ive, soit l’engourdiss­ement des décisions du fait de la multiplica­tion des avis. Seule une réunion sur quatre aboutit à une prise de décision, estime l’enquête d’OpinionWay. Et pourtant, «les réunions sont nécessaire­s, surtout si la structure est grande, car il faut des points de contact impliquant un certain nombre de personnes pour avancer», affirme Benjamin Fabre, consultant en management et auteur du Guide indispensa­ble pour survivre dans le monde impitoyabl­e du travail (Ed. Robert Laffont). «Mais il existe beaucoup de réunions inutiles: celle organisée par prudence parce qu’il faut impliquer untel pour ne pas le vexer, ou les rencontres intangible­s du type comité de pilotage ou team building, qui sont souvent du pur management. On a aussi tendance à surpeupler la salle, quand trois à quatre personnes sont nécessaire­s. Autre écueil: la durée. Si une réunion de trois heures peut se résumer en trois minutes, c’est qu’on a perdu son temps.»

BANNIR POWERPOINT

Selon une enquête sur l’attention des salariés, ils décrochent d’ailleurs au bout de 52 minutes. Hélas, l’arrivée de PowerPoint a au moins multiplié ce temps par deux… «PowerPoint peut être un outil percutant si l’on présente cinq slides efficaces, soutient Benjamin Fabre, mais il est complèteme­nt dévoyé. Les gens mettent des tartines de textes et d’images, il faut attendre que ce soit fini pour enfin se parler, tout devient plus long.»

Jeff Bezos, PDG d’Amazon, a d’ailleurs banni PowerPoint des réunions dans son entreprise. Au rang des bullshit réunions, le spécialist­e cite aussi les brainstorm­ings collectifs destinés à trouver l’idée du siècle. Raté: «Dès qu’on est plus de deux ou trois, il y a une autocensur­e, car le groupe favorise le conformism­e.» Il favorise aussi la paresse sociale, selon le Wall Street Journal, qui milite pour la fin de la réunnionit­e. «Dans une réunion bondée, les participan­ts ont tendance à se sentir moins responsabl­es et doutent que leurs efforts seront récompensé­s. Alors ils n’en font pas», affirme Andrew Carton, professeur à l’Université de Wharton, dans les colonnes du quotidien américain.

MEETINGS ÉCLAIR

Parfois, même, la réunion peut devenir une forme de maltraitan­ce: «Il arrive qu’elle ne serve qu’à évaluer la progressio­n de chacun, et donc à humilier publiqueme­nt tous ceux qui sont à la traîne», note Nadia Droz, qui suggère, pour ne plus endurer tous ces calvaires, «d’essayer de s’imposer, en rappelant qu’on n’est pas utile à tel meeting, ou qu’on a plus urgent à faire, par exemple». Heureuseme­nt, les managers agiles, c’est-à-dire tous ceux à l’écoute de leurs ouailles, commencent à abréger cette souffrance. Outre-Atlantique, la mode est ainsi aux

stand-up meetings: on échange 15 minutes chrono, debout. Chez Microsoft, on vérifie aussi «le nombre d’autres réunions engendrées par une réunion, car une des pires pertes de temps serait de fixer une réunion qui en crée 15 autres de préparatio­n», raconte Satya Nadella, le grand patron de la firme de Redmond.

Mais à trop optimiser les rencontres de l’entreprise, on y perd peut-être la dernière occasion de somnoler sur son lieu de travail, comme au bon vieux temps où l’on bayait aux corneilles en classe… On perd aussi l’occasion d’avoir un concentré de la comédie humaine, comme s’en amuse Philippe chaque fois qu’il se retrouve autour de la grande table: «C’est très instructif, une réunion. Les places de chacun expriment les mouvements tectonique­s de l’entreprise: les râleurs d’un côté, les bons élèves près du patron et, un peu plus loin, les bons élèves malheureux qui sont prêts à tout accepter mais n’en peuvent plus. On peut aussi repérer celui qui cherche à séduire la direction: il prend de la place. Avec le temps, la réunion devient comme un déjeuner de famille. On sait d’avance qui va dire quoi, qui est le tonton aigri, la cousine dépressive, le frère rival. Mais la différence, c’est qu’en famille, on se fait rarement virer pour manque de résultats. ▅

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(DENIS DUBOIS)

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