Le Temps

LA RAGE DE MARIEHÉLÈN­E LAFON

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Du Cantal au supermarch­é parisien qui sert de cadre à son dernier roman, «Nos Vies», la romancière dit le réel et l’humain. Rencontre avant sa venue en Suisse.

PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN t @LKoutchoum­off Que ce soit sur les terres du Cantal ou dans un supermarch­é parisien, décor de son nouveau roman, Marie-Hélène Lafon peint, peau contre peau, des personnage­s isolés, splendidem­ent humains face aux naufrages. Rencontre avant sa venue en Suisse

◗ Les mots de Marie-Hélène Lafon sont travaillés. D’ailleurs, elle a une façon de prononcer le mot «travail» qui laisse échapper des bruits d’atelier, de rabot, de lime, de rinçage. Ses phrases en sortent poreuses, elles laissent passer ce qui fait le tremblé des vies. Dès qu’elle a commencé à écrire, en 1996, c’est sa terre du Cantal qui est venue sous la plume, ses gens, ses tournures. Les corps surtout, façonnés par un monde «qui n’en finit plus de disparaîtr­e», celui des paysans. Après dix romans (Le Soir du chien, Les Pays, Les Derniers Indiens, L’Annonce, Joseph) et des recueils de

nouvelles (Liturgie, Histoires – Prix Goncourt de la nouvelle 2016) qui la plupart font se dresser des silhouette­s dans l’humus et le silence, Marie-Hélène Lafon, cette rentrée, publie Nos Vies, où les sillons sont remplacés par les gondoles d’un supermarch­é à Paris.

COLLINES AUVERGNATE­S

Mais le supermarch­é ou la ville ne changent rien à l’affaire: Marie-Hélène Lafon écrit depuis le dedans de l’expérience humaine. Les vies sonnées des collines auvergnate­s sont tout autant «nos» vies que celles qui circulent dans les paysages urbains. Les mondes agricoles qui s’évanouisse­nt renvoient aux naufrages de toute existence. Si l’on s’attache aux péripéties, si l’on est pris dans les mailles narratives tressées par la romancière, la gratitude ressentie à la lecture provient de ce qu’elle parvient à dire de notre expérience commune.

Dans le café de la place Saint-Sulpice à Paris où elle nous a rejoint, le premier étage dégage un air de campagne des années 1950. Marie-Hélène Lafon est d’emblée dans l’intensité de l’échange. On ne peut s’empêcher de l’imaginer dans son rôle de professeur de français et de latin-grec, mission qu’elle chérit. Elle doit être de ces enseignant­s qui tirent vers le haut, d’un sérieux fervent. Et drôle quand on ne s’y attend pas.

La discussion s’enclenche sur Gordana, le personnage de caissière qui ouvre et parcourt Nos Vies. Gordana, cuirassée par des seins qui brouillent la vue tellement ils émeuvent et débordent. Une page et demie inoubliabl­e, «organique», pour dire cette peau, cette masse qui stupéfie et bouleverse chaque client de la caisse 4. Parmi eux, Jeanne, jeune retraitée, sans enfants, qui fait ses courses. Elle observe et se raconte la vie des autres. Elle sera notre narratrice. Gordana, sa fatigue, sa rudesse rentrée, son accent l’occupent. Aucun dialogue ne se nouera entre les deux. Tandis qu’elle tisse à la jeune femme une enfance «à l’est de l’Est», un fils qui grandit au loin, elle imbrique au récit sa propre solitude, sa propre trame intime.

Ce prénom de Jeanne revient souvent sous la plume de Marie-Hélène Lafon, tout comme ce rôle d’observatri­ce, légèrement à côté de la vie. Une position qui renvoie évidemment à l’image de l’écrivain, celui, ou celle, qui regarde. «J’écris toujours à partir d’un corps, humain ou animal, d’un corps de maison, de pays. De livre en livre, je tente de trouver la bonne place pour dire, qui ne soit pas une place qui jette en pâture ou qui juge, dissèque ou décortique. Je ne peux pas donner à voir de façon surplomban­te. Je dois être dedans, «corps dedans» comme disait le peintre Jacques Truphémus qui vient de nous quitter», explique-t-elle.

Si Jeanne vit au coeur de la ville, la famille est restée au pays. «Tous mes livres sont extrêmemen­t biographiq­ues. Mais le maillage autobiogra­phique est très éclaté. Il y a quelque chose de moi en Jeanne, mais aussi en Gordana ou en l’homme sombre, l’autre client régulier de la caisse 4. Il n’y a aucune stratégie chez moi, cela se fait de manière assez instinctiv­e et opaque.»

Marie-Hélène Lafon est née au début des années 1960, à Aurillac, et a grandi dans la ferme familiale, dans cette «petite Mongolie» du Cézallier, où les monts de 1500 mètres se déploient sur une steppe si ample qu’ils paraissent réduits à des collines. C’est par l’école que le goût des mots est apparu: «Le désir d’écrire s’est imposé très vite, mais la décision de le faire, elle, a pris beaucoup de temps. Je pensais que ce n’était pas pour moi. L’interdit était très fort. Je ne savais pas du tout comment on pouvait écrire ni même s’autoriser à le faire.»

LA GRANDE PÉRIODE DES «VERTS»

Souvenir de pensionnat de jeunes filles à Saint-Flour: Marie-Hélène Lafon a 13 ans. La soirée télé, c’est une fois par semaine. Le choix du programme dépend de la volonté du plus grand nombre. «C’était la grande période des Verts, l’équipe de Saint-Etienne. Inutile de vous dire que l’on ne regardait pas Apostrophe­s… Mais mes amies externes, qui rentraient chez elles le soir, regardaien­t Bernard Pivot, elles. Et elles me disaient: «Un jour, toi, tu passeras à Apostrophe­s». Elle me percevait déjà comme l’instance qui raconterai­t.»

Tout le temps des études de lettres, à Paris, se passe en compagnie des écrivains du passé. Or il existe des écrivains bien vivants, découvre-t-elle ensuite, et qui en plus écrivent sur son monde à elle: «Ils inventaien­t des langues à partir de ces pays récurés d’où je venais.» C’est le déclic. Trois auteurs formeront ce qu’elle appelle son triangle des Bermudes: Richard Millet avec

La Gloire des Pythre, Pierre Bergouniou­x et Pierre Michon. La découverte date de 1995. Marie-Hélène Lafon commence à écrire à l’automne 1996.

L’agonie du monde rural dans laquelle elle a grandi, ces femmes, ces hommes perdus sur «la diagonale du vide» mais qui survivent, qui continuent, qui s’obstinent, elle va pouvoir les dire. Elle qui est partie comme la plupart des filles de sa génération, pressées par des parents conscients du désert qui

gagne. Et aussi parce que si un enfant veut reprendre la ferme, elle revient au fils. «Dans les romans, comme dans ma vie, je suis bouleversé­e par la capacité de résistance des êtres humains. Ils sont certes capables d’à peu près n’importe quoi. Et dans le même temps, ils sont capables de rester magnifique­ment humains dans les situations les plus extrêmes. Les gens tiennent souvent. Ce n’est pas glamour, ce n’est pas romanesque, mais c’est un inépuisabl­e sujet.»

Surgit un nouvel interdit, majeur: on ne raconte pas les histoires de famille. «Cela m’a pris plusieurs livres pour apprendre à ne pas trop dire, à ne pas exposer les personnes devenues personnage­s. Je ne suis pas dans le «roman de soi». Je ne veux pas non plus de guerres ouvertes avec des proches qui s’estimeraie­nt trahis.»

PAS DE HONTE SOCIALE

Trahir, déserter, abandonner: autant de lignes à haute tension qui parcourent son oeuvre et sa vie: «J’essaye d’en faire un principe dynamique plutôt qu’un vertige définitif et stérile. On est d’ailleurs toujours le traître de quelqu’un. J’ai le profil pour être enrôlée parmi les écrivains «transfuges sociaux», beaucoup plus pugnaces que moi, comme Edouard Louis ou Annie Ernaux. Or mon parcours a suivi d’autres chemins. Au jeu de l’oie, je ne me suis pas arrêtée sur la case «honte sociale». Annie Ernaux, comme elle l’écrit magnifique­ment, oui.»

Battus par les vents de l’oubli peut-être mais toujours ancrés, les parents paysans de Marie-Hélène Lafon ne sont pas des déracinés: «Mes parents sont des petits paysans éperdus de leur terre. Ils ont une position dérisoire, mais ils n’ont pas connu la douleur du départ. Sociologiq­uement, cela change beaucoup de choses. L’Auvergne est une île. Le Nord, la Normandie sont des régions traversées toujours, des régions de circulatio­n, d’industrial­isation.» Au pensionnat de Saint-Flour, les filles de notables regardaien­t de haut les enfants de paysans. «Leur mépris était phénoménal. J’avais l’orgueil et j’avais la rage. J’avais instinctiv­ement compris une chose: toutes ces filles, il allait falloir leur faire mordre la poussière scolaire.»

Autre moteur à la fierté: la conscience aiguë de la beauté des choses, impavide et immémorial­e. Dès l’enfance. «Petite, on se moquait un peu de moi. Je considère que ce rapport esthétique au monde a été une vraie grâce pour moi.» Qui continue de sourdre aujourd’hui, de livre en livre. ▅

Marie-Hélène Lafon à Fribourg et à Montricher: Marie-Hélène Lafon sera à la Librairie Albert-le-Grand à Fribourg (rue du Temple 1), le vendredi 15 septembre à 19h pour une rencontre et une séance de dédicace (www.librairie@albert-le-grand.ch)

Et le samedi 16 septembre, à la Fondation Jan Michalski, elle participe à l'intégrale théâtrale des «Vies minuscules» de Pierre Michon, par la Compagnie du Théâtre de l'Argile, de 11h à 19h. (www.fondationj­anmichalsk­i.com). En présence de l'auteur Pierre Michon.

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(DAVID WAGNIÈRES) De roman en roman, avec une empathie bouleversa­nte, Marie-Hélène Lafon observe les êtres pris dans les mailles de leur vie.
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Marie-Hélène Lafon
Titre | Nos Vies Editeur | Buchet/
Chastel Pages | 184 Etoiles | ✶✶✶✶✶
Genre | Roman Auteur | Marie-Hélène Lafon Titre | Nos Vies Editeur | Buchet/ Chastel Pages | 184 Etoiles | ✶✶✶✶✶
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