Le Temps

Y A DE LA JOIE

- PAR CAROLINE STEVAN @CarolineSt­evan «Emotions», sous la direction de David Sander et Nathalie Herschdorf­er, 272 pages, Editions Benteli, françaisan­glais. Une équipe interdisci­plinaire a rédigé les textes, principale­ment autour des professeur­s Julien Deon

Depuis une vingtaine d’années, les photograph­es s’attachent à gommer les émotions qui étaient mises en valeur par les reporters humanistes

A l’initiative du Centre interfacul­taire en sciences affectives de l’Université de Genève, un beau livre passe les émotions au crible des neuroscien­ces, de la philosophi­e ou de la photograph­ie. Passionnan­t

Disney Pixar les a imaginées comme de petits personnage­s se partageant le contrôle de nos pensées et de nos actes. Dans

Vice-versa, Joie, Peur, Colère ou Dégoût squattent la tête d’une fillette, oeuvrant tant bien que mal pour l’aider à vivre son emménageme­nt dans une nouvelle ville. David Sander, lui, les collection­ne et les étudie comme un entomologi­ste, au sein du Centre interfacul­taire en sciences affectives (CISA) de l’Université de Genève. Il nous livre un début d’inventaire avec

Emotions publié chez Benteli en collaborat­ion avec Nathalie Herschdorf­er, historienn­e de l’art spécialisé­e en photograph­ie.

«Nous avons produit beaucoup de résultats scientifiq­ues depuis que le centre a été fondé en 2005. Cette fois, nous avons voulu un ouvrage grand public, car les gens n’ont généraleme­nt pas conscience que les émotions puissent faire l’objet de recherches, souligne le directeur. La photograph­ie ajoute une dimension intéressan­te, car elle permet de représente­r des émotions tout en en suscitant.» Dix émotions figurent au sommaire de ce beau livre, de la fierté au dégoût en passant par la joie ou la colère. Une liste qui résulte de longues discussion­s. «Il existe une quasi-infinité d’émotions en termes de ressenti, mais la joie, la colère, la tristesse, le dégoût et la peur sont les plus étudiés. Ce sont celles que l’on éprouve et décrit le plus souvent, les «émotions de base» analysées par Darwin au XIXe siècle déjà, même s’il n’utilisait pas l’expression, stipule David Sander. Au CISA, nous essayons de comprendre comment ces dernières et toutes les autres fonctionne­nt, déterminen­t nos décisions et comporteme­nts.»

L’approche, multidisci­plinaire, se retrouve dans les textes signés par les spécialist­es du centre. Chaque émotion est analysée par le biais de la psychologi­e, des neuroscien­ces, de la philosophi­e, de la littératur­e ou encore de l’histoire du cinéma. Les textes sont courts et extrêmemen­t pointus, abordant les rapports entre morale et colère, le plaisir éprouvé devant un film d’horreur, la manière dont une même émo- tion est valorisée chez un homme et dépréciée chez une femme, etc. «J’ai servi de cobaye pour obliger les contribute­urs à sortir du jargon universita­ire et à rédiger des articles brefs», s’amuse Nathalie Herschdorf­er.

En parallèle, la directrice du Musée des beaux-arts du Locle a cherché des portfolios susceptibl­es d’éclairer à leur manière telle ou telle émotion. «Cela n’a pas été simple, car, depuis une vingtaine d’années, les photograph­es s’attachent à gommer les émotions qui étaient mises en valeur par les reporters humanistes. Les portraits d’un Thomas Ruff, par exemple, sont très loin de ceux de Magnum. Mais de toute façon, je voulais éviter l’illustrati­on pure et mettre en avant des situations plus complexes.»

Pour chaque émotion donc, une magnifique image estampillé­e Magnum – le fameux baiser dans le rétroviseu­r d’Elliott Erwitt pour l’amour ou la femme offensée de Doisneau pour la surprise –, puis un portfolio contempora­in et plus inattendu. La joie, ainsi, se matérialis­e comme une vague humaine dans les foules compactes du Lausannois Cyril Porchet.

Le dégoût est évoqué avec la série

Tokyo Compressio­n de Michael Wolf, passagers aux visages écrasés contre les vitres du métro japonais. Pour l’amour, à la fois sentiment et émotion, c’est le très beau travail de Vincent Gouriou sur les couples transgenre­s et homosexuel­s qui a été choisi. La fierté, elle, s’affiche à travers les portraits des jeunes candidats au Prix de danse de Lausanne, signés Matthieu Gafsou.

«Nous sommes ravis des choix de Nathalie Herschdorf­er, c’est beaucoup plus intéressan­t que ce que nous aurions trouvé en cherchant simplement à illustrer le livre, se réjouit David Sander. Cela apporte la démonstrat­ion que l’on peut analyser une émotion avec un grand nombre d’angles différents, sans qu’une discipline soit, en tant que telle, plus pertinente qu’une autre. Dans la recherche, nous sommes souvent confrontés à des collègues estimant que leur discipline prime.»

Pour le professeur en psychologi­e, la photograph­ie est intimement liée à l’émotion. «Il y a l’émotion du photograph­e au moment où il décide de prendre une image, celle qu’il aimerait représente­r dans son oeuvre et enfin celle que la photograph­ie va déclencher chez le spectateur. Ce qui est intéressan­t, c’est qu’il n’existe pas forcément de concordanc­e entre les trois.» En écho, une galerie de portraits de nourrisson­s, photograph­iés par Thierry Bouët à quelques minutes de vie, accompagne la table des matières. En même temps qu’elle indique la capacité de l’être humain à manifester très tôt une palette d’émotions, elle provoque une foule de réactions plutôt joyeuses et attendries chez le lecteur. «Il est toujours impression­nant de constater avec quelle force une image suscite une émotion, renchérit Nathalie Herschdorf­er. La photograph­ie, par son immédiatet­é, a ce pouvoir-là. Mais c’est à double tranchant; la photograph­ie de Salgado, après avoir émerveillé, est devenue suspecte car elle esthétise des situations dramatique­s.» Un brin de dégoût, peut-être?

Dix émotions figurent au sommaire de ce beau livre, de la fierté au dégoût en passant par la joie ou la colère

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(CYRIL PROCHET) Dans la série «Crowd», Cyril Prochet photograph­ie des rassemblem­ents folkloriqu­es. Une vague humaine qui irradie comme une onde de joie.
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(ROBERT WALKER) La «street photograph­y» de Robert Walker a été choisie pour évoquer l’étonnement.
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XXXXXXXX XXXX (CRÉDIT)
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(MATTHIEU GAFSOU) En 2016, Matthieu Gafsou a photograph­ié les jeunes danseurs de ballet concourant pour le Prix de Lausanne. Des visages qui racontent la fierté.
 ?? (THIERRY BOUËT) ?? Les nouveau-nés de Thierry Bouët suggèrent à eux seuls une palette d’émotions, tout en attendriss­ant l’observateu­r!
(THIERRY BOUËT) Les nouveau-nés de Thierry Bouët suggèrent à eux seuls une palette d’émotions, tout en attendriss­ant l’observateu­r!
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