Le Temps

La multiplica­tion des livres

- PAR ELÉONORE SULSER t @eleonoresu­lser

◗ Alice Zeniter, avec L’Art de perdre, fait les beaux jours de la rentrée. La romancière vient de remporter le Prix Le Monde et figure sur les premières listes du Goncourt et du Renaudot. Nous parlerons de son roman dans le prochain numéro, mais d’ici là, rien n’empêche de se pencher sur certains effets collatérau­x du succès.

Alice Zeniter a beau être à l’aube de la trentaine, elle n’en est pas à sa première période de gloire. A 26 ans, en 2013, elle avait remporté le Prix du livre Inter, récompense très populaire décernée par un jury d’auditeurs, prélude à un envol des ventes.

Or Alice Zeniter aime rencontrer ses lecteurs. Elle s’en réjouit aujourd’hui pour L’Art de perdre, comme elle s’en félicitait, alors, pour Sombre

Dimanche. Au Monde, qui l’avait rencontrée en 2013, elle avait dit se réjouir de ses futurs échanges avec eux. Elle avait eu cette réflexion: «Ça fait des dizaines de milliers de livres différents, et cela me bouleverse d’y penser.»

Rendre au lecteur sa part de création dans le livre, l’idée n’est pas neuve. Patrick Modiano ne dit pas autre chose lors de la réception du Nobel, en 2014: «On ne peut pas être son propre lecteur. Votre livre terminé est devenu un objet, une sorte de magma un peu pâteux, une masse informe dont vous avez une vision de détails, mais pas de vue d’ensemble. Et c’est le lecteur qui va le révéler, comme cela se passe en photograph­ie.»

Mais ce qui surprend dans la réflexion d’Alice Zeniter, c’est l’idée de démultipli­cation. Le miracle n’a pas lieu une fois, mais – si tout va bien – des milliers de fois. Et voilà qui, à l’échelle des lecteurs, donne une tout autre allure à une rentrée littéraire.

Du coup, il n’y a pas que 581 romans qui se précipiten­t en librairie, mais des dizaines, voire des centaines de milliers de livres différents, qui, dans le face-à-face avec un lecteur, vont naître, exister, mourir ou continuer à creuser leur route dans l’esprit de quelqu’un. Certains seront tristes, laids peut-être, d’autres très beaux, certains pleureront ou riront, les deux à la fois, et ce seront peut-être les mêmes!

Voilà qui nous sort des chiffres et nous mène vers la poésie, vers ce bruissemen­t du monde et des pages où lecteurs et auteurs se retrouvent. Invisibles l’un pour l’autre, mais complices et libres, à la fois. ▅

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