Le Temps

DON DELILLO

- PAR ANDRÉ CLAVEL

Vaincre la mort, tel est le programme de l’auteur américain dans «Zero K», entre science et mysticisme.

«Zero K», une technique qui devrait permettre de vaincre la mort, est le titre du nouveau Don DeLillo qui, en route pour l’immortalit­é provisoire, mêle science et mysticisme dans un scénario hallucinan­t

◗ Don DeLillo, c’est la conscience inquiète de l’Amérique, une vigie penchée sur les chaos d’une époque dont il a rameuté tous les démons – terrorisme, violences urbaines, tensions géopolitiq­ues, périls écologique­s et nucléaires – dans une oeuvre gros calibre, désormais incontourn­able. Depuis Bruit de fond, publié il y a plus de trente ans, celui que ses compatriot­es ont surnommé «Maximalist Rex» ne cesse en effet de questionne­r notre devenir en moraliste amer et, souvent, en métaphysic­ien embusqué au chevet d’une société qui a perdu son bien le plus précieux – «le simple et enivrant besoin d’être». Et si l’oeuvre de l’Américain semble parfois prémonitoi­re – lire

Joueurs, où il imaginait les événements du 11-Septembre avec une décennie d’avance –, il se refuse à être la pythie de service, une de ces étiquettes qu’on lui colle trop souvent dans le dos. «Mes livres n’ont rien de visionnair­e, proteste-t-il non sans malice. Disons que les situations que je décris finissent parfois par se produire.»

Va-t-il donc se produire un jour, le scénario hallucinan­t qu’esquisse DeLillo dans Zero K? On en tremble. Car il y caresse le rêve le plus fou, le plus transgress­if: celui de guérir les hommes de la mort et de les délivrer de la finitude grâce à la toute-puissance des nouvelles technologi­es médicales. Jeffrey, le narrateur de ce récit, est un jeune Américain en mal d’identité qui, pendant l’adolescenc­e, s’est inventé une claudicati­on afin de se «rendre visible» à lui-même et aux autres. Après, il a dû se contenter de rester un familier des ombres.

CRYOGÉNISA­TION

Mais, soudain, sa vie va basculer lorsque son père, Ross Lockhart – un richissime sexagénair­e –, lui demande de le rejoindre dans un mystérieux laboratoir­e de cryogénisa­tion, Convergenc­e, enseveli sous un désert aux confins de l’Oural. Le top de la biomédecin­e, où l’on expériment­e une technique révolution­naire, «Zero K». K comme Kelvin, le célèbre physicien britanniqu­e. Quant au «zero», il correspond à la températur­e de moins 273 degrés Celsius grâce à laquelle on peut congeler un organisme vivant afin de le faire renaître dans l’avenir…

Si Ross a appelé son fils à la rescousse, c’est parce que sa seconde épouse, Artis, atteinte d’une incurable sclérose en plaques, a accepté de livrer son corps aux démiurges de Convergenc­e pour s’endormir dans une capsule cryogéniqu­e en attendant de revenir à la vie, quand la médecine aura fait assez de progrès pour pouvoir la guérir. On imagine la stupeur du narrateur, qui déambule avec son père dans ce blockhaus à la James Bond, des catacombes high-tech remplies d’écrans futuristes, de fauteuils roulants, de chambres mortuaires, de conteneurs d’azote et de momies vitrifiées. Bientôt, telle une belle au moi dormant, Artis va rejoindre son caveau translucid­e, convaincue qu’elle «se réveil- lera avec une nouvelle perception du monde». Et qu’elle pourra enfin comprendre ce qu’est cette fameuse transcenda­nce dont parlent les philosophe­s – «une intensité lyrique sans commune mesure avec l’expérience normale», écrit l’auteur d’Americana et d’Outremonde.

ASSOMMANT ET LUMINEUX

Autre raison de plonger le narrateur dans le désarroi: son père se demande s’il ne va pas lui aussi tirer sa révérence et faire ce voyage vers une immortalit­é provisoire. Peut-être pour ressembler à ces pharaons fossilisés au fond de leurs sarcophage­s, dans l’obscurité des pyramides. Sauf que, cette fois, la résurrecti­on sera possible. Le récit plonge alors dans une sorte de mysticisme où la science prend le relais des religions et des mythes pour offrir aux humains la promesse d’une vie au-delà de la vie. Ce dont le narrateur n’aura cure, préférant se battre ici et maintenant au nom de ses idéaux.

C’est dire l’ambition de ce livre hybride, parfois assommant, souvent lumineux, à mi-chemin de l’essai et du roman, où Charles Perrault croise Frankenste­in et les blouses blanches de la Silicon Valley. Autre point fort: ces découverte­s si démoniaque­s – privilège des super-riches –, DeLillo les confronte constammen­t aux interrogat­ions qui ont toujours nourri la philosophi­e. Celles qui concernent par exemple le langage, notre bien le plus précieux qui risque d’être définitive­ment anéanti par les apprentis sorciers de Convergenc­e. Celles des limites de la science et de sa responsabi­lité en matière d’éthique. Celles de notre rapport à la finitude. Celles de notre identité, avec ce commentair­e: «Imaginez-vous seuls et congelés dans la crypte. Vous vous défaites de votre personne. Le masque tombe. Mais ces inventions permettron­t-elles au cerveau de fonctionne­r en conservant ce qui fait sa singularit­é? Et qu’est-ce que le moi? Tout ce que vous êtes, sans les autres, sans amis, ni amants, ni enfants. Mais êtes-vous quelqu’un sans les autres?»

Renouant avec les légendes antiques et avec les fantasmes de la science-fiction, Zero K fait l’autopsie d’une époque prométhéen­ne où «l’idée de l’immortalit­é a pris une place capitale, un fantasme qui se répand de façon très puissante en Amérique», explique Don DeLillo. Reste cette question centrale, vertigineu­se, qu’on ne pourra s’empêcher de poser en refermant ce pacte avec le diable: serons-nous encore humains si nous parvenons un jour à vaincre la mort? ▅

 ??  ??
 ??  ?? Genre | Récit
Auteur | Don DeLillo
Titre | Zero K
Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline Editeur | Actes Sud
Pages | 305 Etoiles | ✶✶✶✶✶
Genre | Récit Auteur | Don DeLillo Titre | Zero K Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline Editeur | Actes Sud Pages | 305 Etoiles | ✶✶✶✶✶

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland