LEÏLA SLIMANI
Frustrations, bravades : dans un essai et un roman graphique, l’auteure francomarocaine partage les réflexions et confidences de femmes marocaines sur leur sexualité.
C’est la face cachée de Shéhérazade. Des femmes ont murmuré à l’oreille de la romancière les peines et les malheurs de leur sexe. Elle en a tiré un essai et un roman graphique
◗ Se mettre à l’écoute de la sexualité des femmes, et rendre compte de leurs vies. C’est ce que Leïla Slimani a fait au Maroc, écoutant, rencontrant des femmes de toutes conditions. Elles lui ont raconté leur intimité, leurs parcours, leurs difficultés à évoluer dans un monde pensé par et pour les hommes et marqué par un regain de traditionalisme. Les écoutant, elle décrit une société en profond décalage entre ce que les gens vivent et ce qui est prescrit. De ses rencontres fortuites ou délibérées sont nés deux livres: un essai intitulé Sexe et Mensonges. La vie
sexuelle au Maroc, et un roman graphique, Paroles d’honneur, en collaboration avec Laetitia Coryn, qui, romançant et dessinant ces témoignages, donne de belles couleurs et de la chair au propos.
Leïla Slimani, Prix Goncourt 2016 pour Chanson douce, avait signé auparavant un roman intitulé Dans
le jardin de l’ogre. A sa parution, raconte-elle, la presse s’était étonné qu’une jeune maghrébine signe un livre aussi «libre et sexuel». «Comme si, culturellement, j’aurais dû être plus pudique, plus réservée. Comme si j’aurais dû me contenter d’écrire un livre érotique aux accents orientalistes, en digne descendante de Shéhérazade», ironise-t-elle. Et la romancière de rappeler, citant Malek Chebel et Fatima Mernissi à l’appui, que la littérature comme la culture arabes n’ont pas de leçon à recevoir en matière d’érotisme.
DÉDOUBLEMENT
Et la première chose qu’on constate, ouvrant l’essai de Leïla Slimani et se plongeant dans les témoignages, c’est qu’en matière de sexualité, les femmes marocaines n’ont rien à apprendre, non plus, des Occidentales. Elles partagent leurs désirs, leurs secrets, leurs pratiques. En revanche, elles le font à leurs risques et périls, dans une société qui leur met systématiquement les bâtons dans les roues et se voile la face devant les souffrances engendrées, même si, la soif de débat est immense, notamment parmi les jeunes. Faty Badi, animatrice de l’émission On t’écoute, en 2012, où, accompagnée d’un sexologue, elle répondait à des auditeurs passionnés, fait ce constat: «La société est très prude, conservatrice, et en même temps complètement obsédée par le sexe et par la performance. Les gens souffrent d’un véritable dédoublement».
Ce que Zhor, célibataire de 28 ans a raconté à Leïla Slimani, est particulièrement frappant: «Le hasard a voulu que ma première fois soit un viol, par trois hommes, quand j’avais 15 ans», lance-t-elle. Elle n’ose pas, alors, en parler à ses parents très conservateurs, respectueux des traditions et des lois d’un pays où, notamment, on peut contraindre une femme à épouser son violeur, et ainsi le dédouaner. Zhor qui a conquis vaillamment sa liberté de femme, et goûte même la provocation, racontant crûment sa vie et ses problèmes: «Ce qui me fait chier, c’est qu’il y a des chapitres entiers dans le Code pénal sur la moralité et que tous concernent les femmes.» Elle paie cher son franc-parler et sa liberté sexuelle: «Je veux absolument quitter ce pays. J’en ai marre de pisser contre le vent.»
Autre témoignage émouvant, celui de la nounou de Leïla Slimani, une femme simple à qui la romancière prête un attachement fort à la tradition. Et pourtant, «c’est la misère pour les femmes», lui confie cette dernière, qui se garde de juger le comportement de celles qu’elle connaît: «Dans le quartier, tu sais, il y a cette fille qui a le sida. Elle l’a caché pendant longtemps, mais finalement ça s’est su. Le type qui lui avait collé ça l’a laissé tom- ber et il a disparu.» Et la nounou de conclure: «Tout ça, me dit-elle, ça ne sert pas la cause de l’islam. Ça ne sert qu’une seule cause: celle des hommes.»
ÉPÉE DE DAMOCLÈS
«Les femmes vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. N’importe qui peut dire n’importe quoi au nom de la religion. Dès qu’on veut justifier le fait de vous dominer, on vous assène cette phrase: «C’est le Coran qui le dit», explique Asma Lamrabet, chercheuse en théologie et membre d’une institution religieuse très respectée au Maroc. Ses constats balaient nombre d’idées reçues: «Sur cette question de la sexualité, le Coran est très silencieux. Par exemple, je n’ai absolument rien trouvé sur la virginité, même dans les dires du Prophète. Lui-même avait une sexualité plutôt libérée. L’obsession de la virginité, qui est au coeur de nos sociétés, est d’abord un trait profondément méditerranéen». «La misogynie, continue-telle, est inhérente à l’humanité. Elle n’est pas spécifique à l’islam, loin de là. Je m’étonne d’ailleurs qu’on ait encore ce type de lecture anthropologique.» Et de poser la question du modèle qu’il faudrait mettre en avant pour libérer les sociétés arabes? «Je me méfie, note-t-elle, en référence au modèle occidental, des hégémonies ou des modèles qu’on se contenterait de calquer. Je crois qu’on a quelque chose à inventer.»
SYMBOLE MENACÉ
Les hommes ne sont pas absents du livre de Leïla Slimani, qui montre bien au travers des témoignages, qu’ils sont, eux aussi, enfermés dans un système pervers, même s’ils en tirent plus de profit que les femmes: «Le sentiment de subir la modernité et la mondialisation renforce la volonté des hommes de maintenir vivace le patriarcat, symbole d’une identité menacée. L’espace sexuel devient le seul espace où l’homme peut exercer sa domination», constate Leïla Slimani.
La romancière tire de son exploration une conclusion qui ne vaut pas que pour le Maroc: la misère sexuelle est politique et sociale. «S’il y a une chose, en tout cas, que ces témoignages ont confirmée, c’est le fait que la «misère sexuelle» n’est pas seulement due à la domination de certaines valeurs morales ou au poids de la religion. Elle a des origines et des incidences politiques, économiques et sociales qui nous sont apparues évidentes. La misère sexuelle des masses touche particulièrement les femmes, les jeunes et les pauvres.»