JEAN GIONO
Exercice d’admiration: David Bosc puise force et folie chez l’auteur d’«Un roi sans divertissement».
Les monothéistes, en littérature, sont comme ces ânes d’Habacuc qu’on a chargés d’une statue et qui meurent sous son poids. Mieux vaut s’installer à l’étage un olympe de cabaret, bruyant et disparate, un olympe à soi seul où les plus enragés des demidieux auront voté la mort du roi. Je me souviens de Giono comme d’un accès de ferveur religieuse, vers treize ou quatorze ans. Vraiment, ça avait les dehors d’une petite messe, d’un enterrement de papillon: j’ai lu Regain très lentement (le livre est mince, imprimé large) à la lumière d’une bougie, il y avait de quoi rire. Et j’en ai ri, l’année d’après, en me félicitant d’avoir trouvé des alcools plus forts: du Destin à la pompe, de l’Absurde en bouteille. Par chance, je suis ensuite allé me perdre dans la quincaillerie fin de siècle, avec Rimbaud, Villiers, Lautréamont, Huysmans, et j’en suis remonté par l’échelle mobile des surréalistes.
J’étais parfaitement oublieux du
Manosquin, imaginant qu’il avait continué dans le ton de cette trilogie de Pan – Colline, Regain, Un de
Baumugnes – qui est très belle et dénuée d’humour.
Dix ans plus tard, après avoir vécu ici et là, je reviens par l’écriture à mes Bouches-du-Rhône. Je tombe sur un livre d’images de la Camargue et j’en lis la préface, qui est de Jean Giono – celui du Roi
sans divertissement. Je m’en fais aussitôt des festins, ébloui, je lis tout, sans aucun ordre: le bonhomme redéboule dans le garni de mon olympe.
Les personnages de Giono ont des architectures à la Piranèse, les femmes, surtout, y donnent le vertige, comme la Thérèse des Ames fortes, et Saucisse, et entre toutes l’effarante Ennemonde. Les hommes sont pris, généralement, dans une camisole au bord de rompre, de vrais bâtons de dynamite, et un beau jour, boum: «C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers», ou encore Bobi, le Christ-faune qui s’en va courir sous l’orage et «la foudre lui planta un arbre d’or dans les épaules». Il faut dire que l’abstinence est la ruse de Giono pour donner aux passions des dimensions baroques: ses grands amoureux sont chastes, d’où conduites à risque, poétique de grand délirant, mort en apothéose.
Plus que les histoires, ce sont les images qui m’y ramènent. Giono est un artisan de génie, c’est entendu. Chroniqueur hors pair, lexicographe éblouissant, il connaît toutes les ficelles, mais ça n’est rien encore. Il sème de beaux alexandrins parfaitement superflus, «un bourgeron de toile à carreaux six boutons», il fait un usage souverain des parenthèses, et sa façon de manier le petit «on» est toujours très belle, très utile aussi pour l’ironie en contrepoint, mais ça n’est rien encore. Parce que Giono est un chaman. Il s’est tant et si bien défoncé à la métaphore qu’il a fini par pouvoir s’en passer: les portes lui demeuraient ouvertes. Je ne parle pas de la fleur de rhétorique, filée, décorative, mais de la métaphore qui se chevauche: on monte en croupe et cette dinguerie a des foucades qui vous enchantent, vous terrifient. Ça part tout sage sur une analogie, et ça explose en démonologie. Il faut que ça déconne (comme aurait dit Tosquelles, avec son accent formidable). Au milieu d’une bagarre: «– Laissez-le passer. Viens, viens ici, toi, viens me casser la gueule. Je suis plein de Judith qui te couperont la tête sans que j’aie même à bouger le petit doigt.» Il y a chez Giono du gros bon sens (tellement gros qu’il effare) et de la folie pure.
Quand il s’agit d’écrire, les occupants du petit olympe ne vous apportent aucune réponse. D’ailleurs, on se moque des réponses si l’on croit, avec Rilke, qu’il importe surtout de vivre les questions. Cela n’empêche pas de s’ébaubir de la façon des autres… et d’y trouver des toboggans, des échelles, des gouffres qui, par accident, vous bouleversent comme il faut la question, vous la soulèvent et vous la froissent. Quand elle retombe, c’est la même, mais posée de guingois, et elle montre une face qu’on ne connaissait pas.