Le Temps

ÉRIC CHEVILLARD DÉTARTRE LA LITTÉRATUR­E

- PAR ISABELLE RÜF

Fruit de six ans de critiques souvent acerbes, «Défense de Prosper Brouillon» propose un florilège hilarant de citations d’auteurs à succès

◗ On le sait bien, les critiques littéraire­s sont de tristes pisse-froid, «défigurés par la haine et le ressentime­nt», des écrivains ratés que l’insuccès a aigris. Exaspérés par l’insolente fortune de rivaux aux tirages mirobolant­s, ils n’ont de cesse de salir de leur mépris ces auteurs que le public adule. Eric Chevillard connaît bien cette désolante espèce dont le biotope d’origine est Saint-Germain-des-Prés mais qui sévit désormais jusque dans les provinces (voire aux frontières). Pendant six ans, il en a fait partie, exerçant sa plume sur le dos de ses confrères, pour caresser ou ébouriffer les leurs. Il vient de renoncer à cette activité périlleuse. Avec le sens de l’autodérisi­on qui le caractéris­e, dans Défense de Prosper

Brouillon, il dessine la caricature de l’engeance mesquine à laquelle il a appartenu. Si la grande majorité de ses feuilleton­s dans Le Monde des livres étaient des exercices d’admiration, d’heureuses découverte­s et redécouver­tes, il a aussi commis quelques démolition­s magistrale­s, précisémen­t argumentée­s et magnifique­ment formulées. Ces prouesses stylistiqu­es ont toujours pris pour cible des auteurs à grand succès que ces égratignur­es ont dû laisser indifféren­ts si elles ne les flattaient pas. Frédéric Beigbeder s’en est pourtant irrité et Pierre Bergé, défunt «patron» du

Monde, a quand même traité de «connard» le feuilleton­iste quand l’insolent s’est permis une très légère réserve à l’égard du Prix Nobel Patrick Modiano.

CHÉRI DES MAGAZINES

Mais Eric Chevillard n’est pas parti bredouille: au fil de ses lectures, il a fait moisson d’un vaste corpus de citations particuliè­rement hilarantes. Il les a tissées dans Les Gondoliers, onzième roman de Prosper Brouillon dont il entreprend la «défense». Brouillon est le chéri des magazines féminins, des Salons du livre où la file des admiratric­es tend vers l’infini, «il est lu et aimé les yeux fermés», on cherchera dans les listes des best-sellers les noms des auteurs qui l’ont inspiré. Car Prosper prospère sur le terreau des autres et tous les énoncés que Chevillard lui attribue sont extraits, il le jure, «littéralem­ent et sans retouche, d’une vingtaine de romans français publiés ces dernières années, ayant tous obtenu de beaux succès de vente ainsi que les nombreuses traduction­s qui s’ensuivent».

Les Gondoliers, tel que le «défend» Chevillard, répond aux critères du genre. Un amour contrarié entre Polo le jardinier, «puceau du vertige», et Reine, fille des propriétai­res: un zeste de lutte des classes épice toujours agréableme­nt. De l’érotisme ardent, limite porno, ne saurait manquer, toujours imagé: «Aux Jeux olympiques du baiser, je t’aurais attribué la première marche.» Un peu de mystique est également bienvenue: «Le ciel est un torrent qui se jette dans l’amour de Dieu. Bach compte les étincelles sur ce torrent dans l’infini ouvert d’un coeur dément.» De l’histoire, tout autant: «Je suis ton Hitler et tu es ma France. Ne t’inquiète pas, je ne te demande rien en échange de l’occupation de ton territoire spirituel.» Ajoutons un vieillard lesté de sagesse ancestrale, ainsi à propos de l’air: «Nous ne pouvons le toucher. On dirait qu’il n’existe pas. Mais nous le respirons.» Une petite recherche sur Internet révélera souvent l’origine de ces perles lancées au cochon de lecteur. Les Gondoliers en offre ainsi quelques dizaines tirées de la collection privée de Chevillard, de quoi, en effet, se gondoler bien haut, et se navrer aussi.

ANIMAL POLYMORPHE

Romancier fécond – voir le merveilleu­x

Ronce-Rose paru en janvier –, Eric Chevillard est aussi l’auteur de textes brefs, dont plusieurs volumes ont paru aux Editions Fata Morgana. Dans le dernier, l’auteur «détartre et désinfecte» une langue souvent mise à mal par l’usage courant, les médias et les écrivains. Petites scènes de la vie quotidienn­e (une soupe, une chaise, une quasi-noyade), des hommages – au trop oublié Othon Péconnet, au chat, au garçon qui, en 1959, a égaré son «Certificat de présence aux Offices», que le Ciel lui pardonne. Et surtout, on y lit le violent réquisitoi­re d’un animal polymorphe, qui les représente tous, à l’adresse de l’espèce humaine: rien d’étonnant de la part de l’auteur de Sans l’orang-outan. Rappelons enfin que, dans son blog L’Autofictif, Eric Chevillard offre chaque jour trois aphorismes. Ces éclats, partie intégrante de l’oeuvre, sont réunis chaque année en volume. Le neuvième est paru en janvier à L’Arbre vengeur: L’Autofictif à l’assaut des cartels.n

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Texier Titre | Détartre et désinfecte
Editeur | Fata Morgana Pages | 136 Etoiles | ✶✶✶✶✶ ??
Genre | Proses Auteur | Eric Chevillard Illustrati­ons | Gérard Texier Titre | Détartre et désinfecte Editeur | Fata Morgana Pages | 136 Etoiles | ✶✶✶✶✶
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Genre | Exercices de style Auteur | Eric Chevillard Illustrati­ons | JeanFranço­is Martin Titre | Défense de Prosper Brouillon Editeur | Notabilia Pages | 104 Etoiles | ✶✶✶✶✶

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