Le Temps

LA VICTOIRE TRISTE DES FEMMES DE DJIHADISTE­S

- PAR SYLVIE ARSEVER

Fethi Benslama, psychiatre, et Farhad Khosrokhav­ar, sociologue, examinent les trajectoir­es de femmes parties rejoindre l’Etat islamique et y trouvent des avantages insoupçonn­és

Elles seraient quelque 500 à avoir quitté la France pour rejoindre l’Etat islamique. Si les motivation­s qui poussent des jeunes hommes aux conviction­s religieuse­s souvent fort récentes à partir se battre avec les fous de Dieu restent en bonne partie mystérieus­es, le choix de ces jeunes femmes confond tout simplement. Comment, nées et élevées en Europe, peuvent-elles opter librement, non seulement pour les dangers liés à l’immigratio­n dans un territoire en guerre, mais également pour la soumission à un ordre machiste caricatura­l où ne leur est proposé qu’un rôle de récompense sexuelle et de procréatri­ce au service des guerriers du djihad? Le psychiatre Fethi Benslama et le sociologue Farhad Khosrokhav­ar s’efforcent de répondre à cette question dans un livre qui paraît aux Editions du Seuil.

Basée sur l’examen clinique direct d’un certain nombre de ces aventurièr­es du djihad, sur des témoignage­s écrits et sur la littératur­e disponible, leur analyse arpente des pistes explicativ­es déjà explorées et ouvre quelques perspectiv­es plus novatrices. Le choix de l’ordre ségrégué et répressif de l’EI peut, dans la première catégorie, s’expliquer par réaction aux difficulté­s de la constructi­on identitair­e dans les sociétés postmodern­es en mal de repères fixes en matière de genre. Le modèle d’émancipati­on féminine par le travail débouche souvent sur une double charge au potentiel libérateur incertain tandis que les relations entre hommes et femmes doivent désormais s’élaborer dans une négociatio­n parfois anxiogène, sans mode d’emploi clair. Construite, comme celle de leurs cousins salafistes et wahhabites, en contrepoin­t d’un projet occidental vu comme matérialis­te, décadent et peccamineu­x, la vision sociale des djihadiste­s ferait, face à ce malaise, figure d’échappatoi­re bienvenue. Même ses traits les plus répressifs – voilement, enfermemen­t, dureté des sanctions pour celles qui dévient – présentera­ient un aspect rassurant pour des individual­ités en mal d’autonomie.

Mais cet effacement accepté n’est, pour les auteurs, qu’une partie de l’histoire. Il peut en effet déboucher sur une sorte de survaloris­ation, au moins symbolique. Non sans quelque audace, les auteurs comparent à l’opération consistant à relancer un ordinateur planté en appuyant sur le bouton reset la conversion foudroyant­e qui fait partie de l’expérience de nombreux djihadiste­s élevés ou non dans un milieu musulman. L’individu déboussolé est soudain consacré, saturé de sens symbolique que le salafisme exprime physiqueme­nt – par les gestes, les rites, l’habit. Le voilement intégral, dans ce contexte, joue un rôle central. Pour des adolescent­es en mal de recettes préétablie­s pour habiter un corps qui se transforme, il offre plus qu’un sanctuaire. Il fournit à ce corps encombrant un statut quasi sacré, renforcé par l’accession précoce à la maternité sans passer, ou si peu, par la case érotique.

Si une partie des recrues féminines du djihad connaissen­t une assez rapide phase de désillusio­n, d’autres ne font que renforcer leur conviction. Elles y gagnent quelques minces possibilit­és de réalisatio­n personnell­e – dans la propagande ou dans le contrôle de la conformité islamique de leurs «soeurs» en religion. Mais elles bénéficien­t aussi d’avantages qui pour être paradoxaux, n’en sont pas moins réels. Djihadiste­s par procuratio­n, elles ont des chances de survie nettement supérieure­s à celles de leurs maris, vite rencontrés, vite épousés, vite tués, vite remplacés. Indispensa­bles à la cause, elles ne se contentent pas d’accompagne­r les martyrs sur les plans affectif et sexuel, elles engendrent aussi les soldats de demain et se retrouvent ainsi seules dotées de permanence dans un monde où les hommes, nombreux à tomber au combat, ne font que passer. Cette supériorit­é insoupçonn­ée se double, toujours selon les auteurs, de l’avantage moral de l’abnégation: contrairem­ent à leurs hommes qu’attendent au Paradis des gratificat­ions sexuelles tout ce qu’il y a de concret, c’est à peine si elles ont une place au banquet édénique et leur récompense, plus noble mais plus triste, serait l’ineffable «béatitude d’avoir tout perdu».

Cette analyse, qui s’inscrit dans la continuité de celle déjà présentée par Fethi Benslama, du surmusulma­n, ne prétend masquer ni le caractère sordide de la réalité vécue – et surtout imposée à autrui – par les djihadiste­s femmes et hommes de Daech, ni la dangerosit­é de ce dernier mouvement. Il s’agit seulement, pour les auteurs, de rendre plus compréhens­ibles des mécanismes dont il importe de mesurer l’efficacité avant de tenter de les contrer.

«Je préfère accepter la polygamie plutôt que voir mon compagnon me tromper tout le temps avec des femmes»

 ??  ?? Genre | Essai
Auteurs | Fethi Benslama et Farhad Khosrokhav­ar
Titre | Le Djihadisme des femmes. Pourquoi ont-elles choisi Daech? Editeur | Seuil Pages | 100 Etoiles | ✶✶✶✶✶
Genre | Essai Auteurs | Fethi Benslama et Farhad Khosrokhav­ar Titre | Le Djihadisme des femmes. Pourquoi ont-elles choisi Daech? Editeur | Seuil Pages | 100 Etoiles | ✶✶✶✶✶

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