LA VICTOIRE TRISTE DES FEMMES DE DJIHADISTES
Fethi Benslama, psychiatre, et Farhad Khosrokhavar, sociologue, examinent les trajectoires de femmes parties rejoindre l’Etat islamique et y trouvent des avantages insoupçonnés
Elles seraient quelque 500 à avoir quitté la France pour rejoindre l’Etat islamique. Si les motivations qui poussent des jeunes hommes aux convictions religieuses souvent fort récentes à partir se battre avec les fous de Dieu restent en bonne partie mystérieuses, le choix de ces jeunes femmes confond tout simplement. Comment, nées et élevées en Europe, peuvent-elles opter librement, non seulement pour les dangers liés à l’immigration dans un territoire en guerre, mais également pour la soumission à un ordre machiste caricatural où ne leur est proposé qu’un rôle de récompense sexuelle et de procréatrice au service des guerriers du djihad? Le psychiatre Fethi Benslama et le sociologue Farhad Khosrokhavar s’efforcent de répondre à cette question dans un livre qui paraît aux Editions du Seuil.
Basée sur l’examen clinique direct d’un certain nombre de ces aventurières du djihad, sur des témoignages écrits et sur la littérature disponible, leur analyse arpente des pistes explicatives déjà explorées et ouvre quelques perspectives plus novatrices. Le choix de l’ordre ségrégué et répressif de l’EI peut, dans la première catégorie, s’expliquer par réaction aux difficultés de la construction identitaire dans les sociétés postmodernes en mal de repères fixes en matière de genre. Le modèle d’émancipation féminine par le travail débouche souvent sur une double charge au potentiel libérateur incertain tandis que les relations entre hommes et femmes doivent désormais s’élaborer dans une négociation parfois anxiogène, sans mode d’emploi clair. Construite, comme celle de leurs cousins salafistes et wahhabites, en contrepoint d’un projet occidental vu comme matérialiste, décadent et peccamineux, la vision sociale des djihadistes ferait, face à ce malaise, figure d’échappatoire bienvenue. Même ses traits les plus répressifs – voilement, enfermement, dureté des sanctions pour celles qui dévient – présenteraient un aspect rassurant pour des individualités en mal d’autonomie.
Mais cet effacement accepté n’est, pour les auteurs, qu’une partie de l’histoire. Il peut en effet déboucher sur une sorte de survalorisation, au moins symbolique. Non sans quelque audace, les auteurs comparent à l’opération consistant à relancer un ordinateur planté en appuyant sur le bouton reset la conversion foudroyante qui fait partie de l’expérience de nombreux djihadistes élevés ou non dans un milieu musulman. L’individu déboussolé est soudain consacré, saturé de sens symbolique que le salafisme exprime physiquement – par les gestes, les rites, l’habit. Le voilement intégral, dans ce contexte, joue un rôle central. Pour des adolescentes en mal de recettes préétablies pour habiter un corps qui se transforme, il offre plus qu’un sanctuaire. Il fournit à ce corps encombrant un statut quasi sacré, renforcé par l’accession précoce à la maternité sans passer, ou si peu, par la case érotique.
Si une partie des recrues féminines du djihad connaissent une assez rapide phase de désillusion, d’autres ne font que renforcer leur conviction. Elles y gagnent quelques minces possibilités de réalisation personnelle – dans la propagande ou dans le contrôle de la conformité islamique de leurs «soeurs» en religion. Mais elles bénéficient aussi d’avantages qui pour être paradoxaux, n’en sont pas moins réels. Djihadistes par procuration, elles ont des chances de survie nettement supérieures à celles de leurs maris, vite rencontrés, vite épousés, vite tués, vite remplacés. Indispensables à la cause, elles ne se contentent pas d’accompagner les martyrs sur les plans affectif et sexuel, elles engendrent aussi les soldats de demain et se retrouvent ainsi seules dotées de permanence dans un monde où les hommes, nombreux à tomber au combat, ne font que passer. Cette supériorité insoupçonnée se double, toujours selon les auteurs, de l’avantage moral de l’abnégation: contrairement à leurs hommes qu’attendent au Paradis des gratifications sexuelles tout ce qu’il y a de concret, c’est à peine si elles ont une place au banquet édénique et leur récompense, plus noble mais plus triste, serait l’ineffable «béatitude d’avoir tout perdu».
Cette analyse, qui s’inscrit dans la continuité de celle déjà présentée par Fethi Benslama, du surmusulman, ne prétend masquer ni le caractère sordide de la réalité vécue – et surtout imposée à autrui – par les djihadistes femmes et hommes de Daech, ni la dangerosité de ce dernier mouvement. Il s’agit seulement, pour les auteurs, de rendre plus compréhensibles des mécanismes dont il importe de mesurer l’efficacité avant de tenter de les contrer.
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