«SI L’ON VIVAIT UNE SEULE VIE, ON NE VIVRAIT PAS»
Corinne Desarzens fait paraître trois livres: un roman, des fragments et une traduction de l’anglais. Tous témoignant d’un même appétit vorace pour le monde, les choses, les soupirs et les rêves
◗ Dévoreuse d’histoires, de pays, de saveurs, la Vaudoise Corinne Desarzens publie trois ouvrages qui se répondent et communiquent entre eux par des passages secrets. La pièce maîtresse de ce trio est un roman sur la correspondance que sa mère a entretenue avec son amant. Son titre, Le Soutien-gorge noir (L’Aire), laissait pourtant dubitatif, et sa couverture gentiment colorée ne permettait pas d’imaginer la force et la beauté de ses pages. Le récit commence en Suisse, en 1948, par la rencontre entre la mère de l’auteure, Monique, laborantine, et un oenologue hongrois, Jozsef, passé sous le Rideau de fer avant qu’il se ferme complètement. Jozsef a «des manières parfaites», et «cette politesse désarmante des grands seigneurs qu’ont certains garçons qui circulent dans les wagons-restaurants». Dans l’obscurité d’un laboratoire, il caresse les lèvres de Monique. Ils s’aiment instantanément, et pourtant elle ne veut pas de lui. Il repart à l’Est. C’était un «prince», et elle désirait juste un mari. Elle lui préférera donc Jean-Pierre, «comptable timide et maladroit», père de Corinne Desarzens, et plus tard marchand de vin à Nyon.
DES VINS DIVINS
Mais les amants se sont possédés en buvant des vins divins, notamment un Château Rayas 1945, à l’odorat gustatif «tabac de Havane, évoluant vers le chrysanthème». Les lecteurs de Corinne Desarzens reconnaîtront dans cette formule le titre de l’un de ses précédents livres, publié en 2008 (chez Jean-Paul Rocher). Et, plus généralement, dans cette évocation de ses parents, le somptueux roman Poisson-Tambour, publié en 2006 chez Bernard Campiche éditeur.La Suissesse et le Hongrois ne se reverront qu’une fois, 13 ans plus tard, en 1961, pour boire un vin créé par lui, en l’honneur d’elle. Un vin au goût de rose, à la couleur des mûres de la fin du mois d’août. Un vin au goût de la vie qu’ils auraient pu vivre. Ils ne se reverront jamais mais il lui écrira, en allemand, pendant les cinquante-cinq années suivantes. A la mort de Monique, Corinne Desarzens acceptera de poursuivre l’échange épistolaire avec Jozsef. Elle ira le rencontrer à Budapest, une ville aux airs de décors écoeurants, un «golem de pâtisserie». Jozsef, vieil homme hirsute, y aura «l’allure d’un doge».
Dans un deuxième livre, l’écrivaine recueille des anecdotes, des morceaux d’histoires parfois si petites qu’elles pourraient tenir dans le creux de la main. L’ouvrage, sorte d’appendice ou de petit codicille, a pour titre Couilles de velours (Editions d’Autre part). L’expression a été retrouvée dans un carnet de la mère, Monique, pour qualifier un vin (le fameux Château Rayas 1945 évoqué plus haut). Corinne Desarzens y développe une écriture encore plus libre. Cela commence par l’évocation du premier bain qu’elle a pris, avec un homme, à l’âge de 60 ans. Puis on passe de la fistule génitale de Charles le Téméraire à une virée en République tchèque. On rêve qu’un bel ouvrier sonne à la porte avec «un accoudoir Louis XV» dans le slip. On prend un train de nuit pour Minsk et on se retrouve sur les rives du lac de Langano, en Ethiopie (autant de lieux que l’auteure a parcourus).
RESTER VIVANTE
Anecdotes, images, saynètes, sont saisies au vol, à pleine main. Leur juxtaposition sur la page fait de plus en plus pencher le texte vers la poésie. La narration devient pointilliste, cubiste… Dans l’ensemble, c’est une réussite, même si cette boulimie peut donner le tournis et manque par moments de sécheresse, de brutalité et de silence, de brisures de ton. L’auteure y cède quelquefois à un romantisme sucré, un peu «conte de fées». «Qui peut nier adorer se faire cambrioler le coeur?» écrit-elle, page 84. Mais sa frénésie est sa façon de rester vivante. «Qu’est-ce que le sentiment de la vie sinon une foule de besoins, de désirs, d’aises et de malaises fugitifs qui ne passent avec rapidité que pour reparaître sous des formes toujours renouvelées?» Last but not least, le troisième ouvrage qu’elle publie, Honorée Mademoiselle (L’Aire), est une traduction d’articles d’Edith Durham (1863-1944), écrivaine, anthropologue, artiste-peintre britannique. Une «héroïne édouardienne» qui mit pour la première fois le pied dans les Balkans en août 1900 et, pour le dire crûment, en avait, elle aussi, dans le pantalon. Corinne Desarzens s’est trouvé là une soeur d’écriture, une femme dont la vie ressemble à un roman qu’elle aurait pu écrire. Sous ses traces, la Vaudoise a arpenté l’Albanie en 2016, nouveau territoire de son imaginaire. Les livres et le monde s’y répondent, une fois de plus, en miroir: «L’Albanie! Un coffre mystérieux, avec une plume d’aigle dedans, la photo d’un agent double communiste et le sceptre d’Ottokar… ▅