Le Temps

Les Etats-Unis, entre mémoire et effacement

- PAR GAUTHIER AMBRUS

Le regard de Paul Ricoeur sur la «guerre des statues» et les résidus de l’histoiren

On a appris avec le temps que les conflits imaginaire­s font parfois plus mal que les vrais et qu’ils ont souvent des motifs plus profonds. Que penser de la «guerre des statues» qui fait rage aux Etats-Unis, au point de ne plus savoir comment s’arrêter? Tout a commencé apparemmen­t avec les meilleures intentions du monde: quelques Etats du Sud ont voulu déboulonne­r les monuments érigés à la mémoire des généraux fédérés de la guerre de Sécession, parce qu’ils seraient devenus des résidus symbolique­s plutôt incongrus de l’esclavagis­me. Puis on s’est mis à traquer le moindre signe commémorat­if qui pourrait véhiculer une arrière-pensée raciste, enfouie dans le passé secret de personnali­tés a priori insoupçonn­ables. Au point que Christophe Colomb lui-même, le découvreur, s’est vu directemen­t menacé à travers ses effigies éparses sur le territoire américain: après tout, n’est-ce pas à cause de lui que tout a commencé? Bien malin qui peut dire où conduira cette nouvelle sorte de meurtre du père. Au retour volontaire des Américains blancs vers les terres d’où sont partis jadis leurs plus ou moins lointains ancêtres, histoire d’effacer définitive­ment un passé fait d’exploitati­ons et de génocides et de remettre ainsi les pendules à zéro?

UNE SIMPLE OPÉRATION COSMÉTIQUE

Toutes sortes d’objections viennent immédiatem­ent à l’esprit. Pour aller vite, concentron­s-nous sur les deux principale­s. Premièreme­nt, il est facile de voir dans cette campagne une simple opération cosmétique, bien pratique pour masquer les problèmes de fond. Qui resurgisse­nt par exemple quand Sofia Coppola «blanchit» l’héroïne de son dernier film, évitant du coup de devoir confier le rôle à une actrice noire. Blanchir le passé ou blanchir la peau d’un personnage: l’identité du vocabulair­e dans un cas et dans l’autre devrait alerter l’attention. Ensuite, l’abolition par une nation des traces d’un passé jugé problémati­que ne risque-t-elle pas, en coupant celle-ci des zones d’ombre de son histoire, de l’enfermer dans des mythes plus résistants? Mais il faut aussi reconnaîtr­e que les arguments favorables ont du poids. Ils font notamment valoir que les monuments contestés, nés dans un contexte de ségrégatio­n, entretienn­ent sournoisem­ent une discrimina­tion qu’ils banalisent. Que faire alors de ceux qui s’y accrochent comme si leur identité en dépendait? Reste donc le constat têtu d’un pays profondéme­nt divisé, sur le passé et le présent, et dont les tensions s’exaspèrent à travers des mémoires conflictue­lles.

LES RAPPORTS COMPLIQUÉS DE L’OUBLI ET DE LA MÉMOIRE

Comment y remédier? Dans un de ses derniers livres, La Mémoire, l’histoire, l’oubli

(2000), Paul Ricoeur s’interroge en conclusion sur les rapports compliqués de l’oubli et de la mémoire, ces deux états inséparabl­es de notre relation au passé. De même qu’on peut concevoir une mémoire heureuse sous la forme du pardon (à soi-même et aux autres), existe-t-il symétrique­ment un bonheur de l’oubli? Ricoeur ne se dissimule pas les nombreux pièges de l’amnésie, qui n’est rien d’autre qu’une mémoire piégée ou manipulée. L’ambiguïté inévitable des liens unissant l’oubli et le pardon ne fait qu’aggraver les choses: comment admettre sans hypocrisie que le second puisse s’imposer au prix du premier? N’y a-t-il pas de l’irréparabl­e qui s’y dérobera toujours?

Une dernière possibilit­é apparaît alors au philosophe. Elle n’opposerait pas la mémoire et l’oubli, mais réussirait la prouesse de les concilier. Si on peut se représente­r la mémoire comme une sorte de souci collé au passé, n’y aurait-il pas une manière insouciant­e d’être au monde qui se libérerait du passé sans le nier pour autant et qui se confondrai­t ainsi avec une forme d’oubli, apaisé et disponible? Quelque chose d’avoisinant s’est peut-être manifesté au Sénégal, où un épisode récent semble tendre la main à ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique: les intempérie­s ayant abattu la statue du maître d’oeuvre de la colonisati­on française, la municipali­té a décidé de la remettre en place, pour ne pas jouer le passé sur un coup du hasard, bon ou mauvais.

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