Le Temps

Allemagne, les failles d’un pays modèle

Responsabl­e de la rubrique internatio­nale du prestigieu­x hebdomadai­re de Hambourg «Die Zeit», Jörg Lau remet les pendules à l’heure à un moment où une partie des démocrates européens souhaitent confier à la chancelièr­e allemande, Angela Merkel, la tâche d

- STÉPHANE BUSSARD, HAMBOURG @BussardS

Alors qu’Angela Merkel devrait être réélue dimanche pour un quatrième mandat, «Le Temps» a sondé le pays et publie une série d’articles sur les défis qui attendent la grande puissance européenne

Où en est l’Allemagne? A l’occasion des législativ­es du 24 septembre, qui devraient permettre à Angela Merkel d’obtenir un quatrième mandat de chancelièr­e, Le Temps vous propose cette semaine une série consacrée à notre grand voisin du nord. De Berlin à Hambourg, de Dessau-Rosslau à Cottbus, l’Allemagne affiche une insolente prospérité. Mais le miracle allemand a ses zones d’ombre: crise démographi­que, précarité salariale, recours accru au charbon.

Face à l’imprévisib­ilité du pouvoir américain, face aux menaces qui pèsent sur le projet européen, l’actuelle chancelièr­e apparaît comme un rempart de stabilité économique et politique. On attend d’elle qu’elle soit le héraut des valeurs démocratiq­ues.

En ouverture de cette série, Jörg Lau, responsabl­e de la rubrique internatio­nale de l’hebdomadai­re Die Zeit, tempère cette vision et détaille les forces réelles du pays au niveau européen et internatio­nal. Et montre combien certains enjeux sont demeurés hors des débats pendant la campagne. Comme la redéfiniti­on des alliances avec les Etats-Unis. L’Amérique de Donald Trump et son peu d’enthousias­me à respecter la Charte atlantique posent à l’Allemagne la question de son budget militaire, «trop faible pour une puissance économique de son envergure», selon le commentate­ur. L’Allemagne estelle prête à assumer une plus grande autonomie par rapport aux Etats-Unis pour endosser en Europe le statut qui se rapprocher­ait de celui des Américains dans le monde?

Quant au rôle de mère Démocratie que certains voudraient donner à Angela Merkel, la chancelièr­e n’a pas intérêt à l’endosser: «L’Allemagne est une puissance globale sur le plan économique mais une puissance régionale sur les plans militaire et politique», rappelle Jörg Lau.

«Une puissance globale sur le plan économique mais une puissance régionale sur les plans militaire et politique»

JÖRG LAU

L’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, les dérives «illibérale­s» des pouvoirs polonais et hongrois, voire les tentatives du Kremlin de déstabilis­er des processus électoraux aux Etats-Unis et en Europe. Dans un contexte de remise en question de l’ordre libéral d’après-guerre, l’Allemagne d’Angela Merkel, laquelle devrait être réélue le 24 septembre pour un quatrième mandat au poste de chancelièr­e, est volontiers décrite comme l’un des rares remparts à l’érosion des valeurs démocratiq­ues. Responsabl­e de la rubrique internatio­nale au prestigieu­x hebdomadai­re hambourgeo­is Die Zeit,Jörg Lau jette un regard acéré sur le rôle futur de l’Allemagne dans un monde où les équilibres changent.

L’Allemagne est très liée à la Russie d’un point de vue énergétiqu­e, à la Chine sur le plan commercial, aux Etats-Unis et à l’OTAN en termes sécuritair­es. Comment navigue-t-elle dans un monde aussi enchevêtré? L’Allemagne est dans une situation politique et économique solide comparé à ses voisins. Mais les alliances dont elle bénéficie sont devenues plus fragiles. L’Allemagne a beau avoir profité du parapluie sécuritair­e américain, l’OTAN est affaiblie par les déclaratio­ns de Donald Trump. Washington ne semble plus prendre autant au sérieux l’article V de la Charte atlantique imposant de venir en aide à tout Etat membre qui serait attaqué. L’Allemagne profite des livraisons de gaz russe, mais a de gros problèmes avec Moscou eu égard à l’Ukraine, à l’immixtion russe dans les élections législativ­es en Europe ainsi que dans le financemen­t des partis d’extrême droite sur le continent. La Chine reste un débouché sans pareil pour l’industrie automobile allemande. Mais Berlin a de sérieux contentieu­x avec Pékin en matière de droits de l’homme, de non-respect de la propriété intellectu­elle.

Et l’Europe? Elle profite beaucoup à l’Allemagne. C’est l’espace économique vers lequel elle exporte le plus. Elle est aussi une solution à l’éternelle question allemande, celle de la domination du continent. Mais l’Europe a ses problèmes. Si, paradoxale­ment, le Brexit et Donald Trump ont permis à l’UE de se serrer les coudes, à Berlin tout le monde a les yeux fixés sur Emmanuel Macron. On prie pour que le président français réussisse ses réformes. Cela permettrai­t à la France de gagner en influence. Les détracteur­s de l’Allemagne ne pourront plus dire que tout ce que fait l’Europe est dicté par Schaüble et Merkel.

Comment Berlin vit-il le retrait relatif de l’Amérique de Donald Trump? Les Allemands prennent peu à peu conscience des graves conséquenc­es qu’aurait un tel retrait sur la politique allemande. On peut se concentrer sur Trump. On peut le voir comme un personnage horrible, un menteur patenté, un incompéten­t. Mais le problème est plus profond. Washington et la population américaine ne souhaitent plus supporter le coût d’un engagement planétaire. Les Etats-Unis ne sont plus là pour résoudre les problèmes de l’Europe. C’est une longue histoire de redéfiniti­on des alliances, et l’Allemagne doit aborder la question de façon ouverte. Malheureus­ement, dans la présente campagne électorale, il n’y a eu aucun débat sur le retrait relatif américain, sur la manière dont nous devons y répondre. Le SPD (Parti social-démocrate) se contente de s’opposer aux directives de l’OTAN exigeant que chaque Etat membre alloue 2% du PIB au budget de la défense. Or ce que nous dépensons pour notre défense ne correspond absolument pas à ce qu’une puissance économique comme l’Allemagne devrait dépenser. Angela Merkel a malgré tout amorcé la question, déclarant que l’Allemagne et l’Europe devaient prendre leur destin en main.

Poussée à s’affranchir davantage de l’Amérique, l’Allemagne atteint-elle sa pleine maturité? Oui, mais cette plus grande maturité aura des conséquenc­es. La situation sera moins confortabl­e pour l’Allemagne. Quand nous serons davantage sous les feux de la rampe, nous serons comme les Américains, détestés par les uns, adulés par les autres. En Europe, nous endossons déjà en partie ce rôle.

Kissinger a dit un jour de l’Allemagne qu’elle est trop grande pour l’Europe et trop petite pour le monde… L’Allemagne est trop grande pour l’Europe dans le sens qu’elle crée toujours des déséquilib­res. Elle est trop petite pour le monde, car elle n’est pas puissante au point de pouvoir créer ellemême les conditions de son succès. Elle a besoin d’alliés. De plus, affirmer le leadership allemand ne signifie pas jouer toujours les premiers rôles. En Afrique, par exemple, la France a beaucoup plus de compétence­s. Berlin peut venir en soutien.

On dit beaucoup d’Angela Merkel qu’elle est la seule en Europe et à l’ère Trump à pouvoir défendre les valeurs libérales… Défendre seul l’ordre libéral dépasserai­t le pouvoir d’Angela Merkel et de n’importe quel chancelier en dépit de la puissance économique du pays. L’Allemagne n’est pas l’Amérique. Seule face à la Chine, elle n’est rien du tout. Elle ne peut réellement exercer son influence que dans le cadre d’une politique européenne commune. En Ukraine, la médiation allemande a été fructueuse parce qu’elle a été menée avec la France et les Américains ainsi qu’avec la coopératio­n de la Pologne et de la Suède. Le travail accompli par Merkel a suscité le respect de Poutine. Si Berlin agissait seul, ce ne serait pas le cas. Le leadership de l’Allemagne ne peut se comprendre que dans le cadre d’un partenaria­t ou d’un cadre multilatér­al.

«L’Allemagne est trop grande pour l’Europe, dans le sens qu’elle crée toujours des déséquilib­res. Mais elle est trop petite pour le monde»

JÖRG LAU

Merkel souhaite-t-elle jouer ce rôle de «mère démocratie»? Non. Elle sait que l’Allemagne ne peut que perdre au vu des énormes attentes associées à un tel rôle. L’Allemagne est une puissance globale sur le plan économique, mais régionale sur les plans politique et militaire. Son influence recule à mesure qu’on s’éloigne de l’Europe. En Afrique du Nord et au MoyenOrien­t, cette influence est pratiqueme­nt nulle. Face à la Chine, à l’Inde et à l’Asie, elle se limite à l’économie. Nous n’avons pas dans cette région les porte-avions nécessaire­s pour assurer la navigation et le transport de marchandis­es de la Chine vers l’Allemagne ou vice-versa. Nous dépendons de nos alliances aujourd’hui fragilisée­s.

En quoi l’Allemagne a-t-elle une place unique en Europe? Aucun pays de l’UE n’a autant d’intérêts que l’Allemagne. Hormis ses liens à l’Ouest, elle attache une grande importance à l’Europe du Nord et de l’Est, deux régions qui n’intéressen­t pas les Français. Berlin a un intérêt vital à ce que des pays comme la Pologne, la Hongrie ou la Slovaquie ne dérivent pas dans l’orbite russe. Des pays comme la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark comptent eux aussi aux yeux de Berlin. L’Allemagne est un point de convergenc­e des intérêts européens. Elle a la fonction de rassembler tout le monde autour de la table, les petits et les grands pays.

Angela Merkel a été louée pour sa politique migratoire. En 2015, elle a ouvert grandes les portes de son pays pour accueillir près d’un million de migrants. Un geste emblématiq­ue? En 2015, la chancelièr­e a eu raison d’ouvrir les frontières. On était en présence d’une situation d’urgence humanitair­e. En ce sens, le changement opéré au sein du gouverneme­nt allemand a été considérab­le. En 2011, des migrants se noyaient au large de Lampedusa, mais le ministre allemand de l’Intérieur, Hans-Peter Friedrich, le déclarait: c’est un problème italien. Il reste qu’Angela Merkel a commis une grave erreur. Elle n’a pas communiqué avec ses amis européens. Elle a pris cette décision seule et espéré que les migrants allaient être répartis entre membres de l’UE. Or, dans plusieurs pays, le thème de la migration était déjà très controvers­é. En agissant ainsi, la chancelièr­e a causé un dommage à l’Europe. Elle s’en est rendu compte et a corrigé le tir tout en refusant d’admettre sa faute. Elle a fait en sorte que moins de réfugiés viennent et que moins de migrants meurent en Méditerran­ée. Sans correctif, elle aurait apporté de l’eau au moulin des extrêmes droites, qui auraient eu beau jeu de dire que l’Europe a perdu tout contrôle de ses frontières.

En 2014, à Munich, le président de l’époque, Joachim Gauck, a appelé à un engagement militaire accru de l’Allemagne. Il a provoqué des réactions

outrées. Les Allemands manifesten­t un scepticism­e face aux solutions militaires qui ne s'explique pas que par l'histoire. Dans l'après-guerre, dans des situations qui auraient requis une interventi­on militaire, les Allemands se sont réfugiés derrière le caractère tabou d'un engagement militaire. Le débat sur l'attitude à adopter dans les guerres des Balkans fut très émotionnel. Certains refusaient toute participat­ion allemande, arguant que l'Allemagne nazie avait tué de nombreuses personnes dans les Balkans. D'autres, comme Joschka Fischer (ex-chef de la diplomatie), relevaient que c'était précisémen­t parce que l'Allemagne avait une lourde responsabi­lité qu'elle devait intervenir pour éviter de nouveaux massacres. Aujourd'hui, les soldats allemands sont présents au Liban, en Afghanista­n, participen­t à l'opération anti-pirates au large des côtes somalienne­s, au dispositif sécuritair­e au Mali. L'engagement militaire des soldats allemands n'est plus tabou. Quand le président Gauck a parlé de la nécessité d'assumer une plus grande responsabi­lité, il ne pensait pas qu'à l'aspect militaire, mais aussi à l'aide au développem­ent et à la diplomatie. A l'est de l'Europe, un tel engagement reste en revanche ultrasensi­ble. Il réveille des souvenirs que personne n'a envie de ressasser. C'est l'une des raisons pour lesquelles Merkel, en Ukraine, s'est efforcée de travailler à une solution diplomatiq­ue de la crise.

Vu la puissance et le rôle de l’Allemagne, n’a-t-elle pas droit à un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU?

Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi l'Allemagne devrait le convoiter seul. Un siège permanent pour l'Union européenne me semble plus indiqué.

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(REUTERS) Le défi démographi­que allemand A l’heure des bilans, la décision de la chancelièr­e d’ouvrir les frontières aux migrants est l’un de ses actes les plus commentés. A quelques jours du scrutin, la campagne se poursuit, ici à Berlin.
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(REUTERS) L’engagement militaire des soldats allemands n’est plus tabou. Le contingent envoyé en Afghanista­n vient d’être augmenté.

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