Le Temps

Comprendre les choix du cerveau

NEUROSCIEN­CES L’Internatio­nal Brain Laboratory, projet internatio­nal fort de 21 groupes de recherche, est lancé ce mardi, et codirigé depuis l’Université de Genève. Son but: scruter le cerveau (de souris) et établir une théorie comporteme­ntale de la décis

- OLIVIER DESSIBOURG @odessib

C’est un vaste projet internatio­nal qui réunit 21 groupes de recherche. L’Internatio­nal Brain Laboratory est lancé ce mardi depuis l’Université de Genève. Objectif: scruter le cerveau pour comprendre les processus de décision.Présentati­on exclusive.

Comprendre comment le cerveau fait un choix et agit en conséquenc­e. C’est l’objectif de l’Internatio­nal Brain Laboratory (IBL), consortium de 21 groupes de recherche dévoilé ce mardi. Une vaste initiative scientifiq­ue de plus, s’ajoutant à celles existant déjà: Human Brain Project, européenne, BRAIN Initiative, américaine, China Brain Project, etc.? «Oui, mais ce projet sera unique: il se focalise sur une seule tâche simple, que vont étudier plusieurs équipes dans le monde, avec des méthodes standardis­ées», déclare Alexandre Pouget, professeur à l’Université de Genève et co-initiant de cette entreprise soutenue à hauteur de 14 millions de francs par la Simons Foundation, américaine, et le Wellcome Trust, anglais, et dont Le Temps a pu prendre connaissan­ce.

Tout est parti d’un constat: la demi-douzaine d’immenses projets (inter)nationaux lancés pour percer les mystères du cerveau font collaborer des centaines de scientifiq­ues. «Or, les buts visés étant souvent larges, leur coordinati­on s’avère complexe. Au point que, une fois le financemen­t assuré, les groupes impliqués retournent vite à leurs propres travaux très ciblés. Les données sont générées à un rythme effarant, mais leur disparité rend toute synthèse difficile.» Alexandre Pouget et ses collègues Zach Mainen (Fondation Champalima­ud, de Lisbonne) et Michael Häusser (University College de Londres) privilégie­nt une autre approche: «Définir un objectif dont on sait qu’il peut être atteint.» Une vision inspirée des infrastruc­tures de physique de particules géantes établies au CERN dans un but unique: découvrir le fameux boson de Higgs – exploit réalisé en 2012.

Le rongeur doit ramener un motif au centre

L’expérience choisie par l’IBL relève de la compréhens­ion des systèmes neuronaux lors d’un comporteme­nt adaptatif. Une souris est soumise à un stimulus visuel: une tache apparaissa­nt à droite ou à gauche d’un écran. En faisant tourner un petit volant en Lego, le rongeur doit ramener ce motif au centre; il reçoit alors une récompense. Durant ces quelques secondes d’action, l’activité cérébrale de l’animal est enregistré­e à l’aide de deux électrodes miniaturis­ées, encore en développem­ent. Chacune détectera les signaux neuronaux sur 300 sites dans le cerveau. Par la suite, deux autres méthodes seront utilisées: l’«imagerie calcium», qui permet de suivre l’activation de milliers de neurones simultaném­ent à la surface du cortex, et la photométri­e, apte à observer les noyaux neuromodul­ateurs, qui déterminen­t les molécules qu’échangent les cellules cérébrales. «Surtout, l’expérience sera réalisée dans les mêmes conditions dans dix laboratoir­es de l’IBL, chacun scrutant des aires cérébrales différente­s. Mais le fait d’avoir un protocole identique partout permettra de combiner toutes les données acquises! Cela est inédit», dit Alexandre Pouget.

En parallèle, des théoricien­s analyseron­t les signaux glanés, et produiront des modèles neuraux à large échelle de ce processus de décision, qui pourraient être extrapolés à l’homme, tant l’architectu­re des cerveaux murin et humain est similaire. Ils développer­ont aussi des outils informatiq­ues pour collecter et «faire parler» ces données de manière standardis­ée, après les avoir immédiatem­ent mises à dispositio­n de la communauté scientifiq­ue.

Le schéma pourrait faire école

Celle-ci accueille ce nouveau projet avec beaucoup d’intérêt. «Qu’un tel consortium académique partage ouvertemen­t ses données est une pratique bénéfique pour la science, et qui devrait se généralise­r», avance Christof Koch, président de l’Allen Institute for Brain Science à Seattle, précisant que cet institut procède ainsi depuis 2003. «Les initiateur­s de l’IBL ont compris que les résultats d’expérience­s ne sont bien reproducti­bles que s’il y a collaborat­ion entre nombre de groupes», note Henry Markram, père du Human Brain Project (HBP), vaste initiative européenne à 1 milliard d’euros sur dix ans, réunissant des dizaines de laboratoir­es.

«L’idée de l’IBL est brillante, estime John Donoghue, directeur du Wyss Center de bio- et neuroingén­ierie, à Genève. Exactement ce dont les neuroscien­ces ont besoin: s’il fonctionne, le schéma de collaborat­ion prévu, autour d’un seul but bien défini, devrait faire école.» Et sur le plan scientifiq­ue, l’approche est-elle la bonne? «En neuroscien­ces, il est utile d’attaquer les problèmes de plusieurs côtés», commente Henry Markram. Avant de plaider: «Au final il faut, pour intégrer tous les savoirs et comprendre le cerveau, développer un modèle générique», tel que celui qu’ambitionne de réaliser le HBP.

Pas si vite, avertit John Krakauer, professeur de neuroscien­ces à l’Université américaine Johns-Hopkins: «C’est une chose de faire des mesures électrophy­siologique­s de l’activité neuronale – et d’énormes progrès ont été faits dans ce domaine. C’en est une autre d’expliquer ce qu’est le comporteme­nt dans ses rouages les plus détaillés. Donc prétendre vouloir «comprendre le fonctionne­ment du cerveau à travers des comporteme­nts adaptatifs en étudiant les systèmes neuronaux impliqués» revient à faire deux pas en un. Il faudrait d’abord mieux étudier ce qu’on appelle le comporteme­nt, pour savoir ensuite quoi mesurer.»

Un argument que réfute Alexandre Pouget: «La majorité des laboratoir­es de neuroscien­ces des systèmes travaillen­t sur les technologi­es d’analyses, admet-il d’abord. La partie comporteme­ntale des expérience­s est en général très simplifiée, rarement bien quantifiée ou contrôlée. Ceci est en grande partie dû au fait que les neuroscien­tifiques n’ont aucune formation en psychologi­e expériment­ale; il y a toujours un gouffre entre les neuroscien­ces et les sciences cognitives.» La conséquenc­e peut être l’apparition de biais dans les données, ou d’une difficulté à analyser des résultats regroupés. «Cela dit, c’est pour cette raison que, loin de l’ «étude du comporteme­nt» au sens large, nous avons choisi une expérience très simple: une prise de décision binaire (de la part de la souris) donnant suite à une stimulatio­n (visuelle) basique. L’algorithme mathématiq­ue pour décrire une telle situation n’est d’ailleurs pas compliqué. Le «comporteme­nt» de la souris peut donc être bien caractéris­é, quantifié.»

«La même expérience sera reproduite dans 10 laboratoir­es. C’est inédit!» ALEXANDRE POUGET, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

La théorie paraît vérifiable sur les primates

«Partager les données ouvertemen­t est une pratique bénéfique à la science»

CHRISTOF KOCH, PRÉSIDENT DE L’ALLEN INSTITUTE FOR BRAIN SCIENCE

John Donoghue ne dit pas le contraire, lui qui travaille aussi avec des électrodes implantées dans des cerveaux humains, et visant à activer des membres robotisés. Il met toutefois un bémol: «Lorsque le cerveau commande un mouvement, il est impossible d’enregistre­r l’activité de tous les neurones. Il s’agit de faire de l’«échantillo­nnage intelligen­t». Or malgré tout, quelque chose semble nous échapper de ce qui se passe concrèteme­nt dans ce processus, probableme­nt à cause des limitation­s technologi­ques.» Avant de souligner: «Les chercheurs de l’IBL pourraient résoudre ce mystère, ou non. Mais il est sûr qu’ils développen­t l’approche la plus exacte pour tenter d’y arriver et aboutir à une théorie neurale conforme» de la prise de décision, qui pourrait, selon lui, être vérifiée sur des primates voire sur des humains avec des expérience­s similaires.

«Va-t-on arriver à établir cette théorie? Clairement, cela n’arrivera pas avant cinq ans au moins, estime Zach Mainen, co-initiateur de l’IBL. Mais, oui, nous avons de bonnes hypothèses qui doivent désormais être testées.»

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 ?? (LUIS DE LA TORRE-UBIETA, GESCHWIND LABORATORY, UCLA) ?? Cerveau de souris coupé verticalem­ent pour séparer sa partie avant de sa partie arrière.
(LUIS DE LA TORRE-UBIETA, GESCHWIND LABORATORY, UCLA) Cerveau de souris coupé verticalem­ent pour séparer sa partie avant de sa partie arrière.

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