Le Temps

Benjamin Constant et le pragmatism­e libéral

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

L'année 2017 consacre un double anniversai­re que la pensée libérale se doit d'honorer: voici 250 ans naissait, à Lausanne, Benjamin Constant alors que, en 1807, décédait sa grande amie, sa «Minette» comme il l'appelait affectueus­ement même aux pires moments de leur tumultueus­e mais féconde relation: Germaine de Staël. Ce double événement invite à revenir aux sources du libéralism­e moderne, souvent caricaturé de nos jours. Une exposition nous y convie, à la Fondation Bodmer, et un colloque, organisé en mai dernier, s'est plongé dans l'actualité de la pensée de Benjamin Constant.

Le Vaudois d'origine est sans doute celui qui a défini avec le plus de force le libéralism­e, non seulement comme philosophi­e de la liberté individuel­le, mais aussi comme doctrine de gouverneme­nt. Car le libéralism­e, contrairem­ent à l'anarchisme, ne rêve pas d'un auto-gouverneme­nt de la société par ellemême, à l'abri de toute contrainte. Il admet la nécessité d'institutio­ns garantes de la liberté, politique et économique, contre les intrusions, inévitable­s, de la puissance publique. Reste la tâche ô combien délicate de dénicher la combinaiso­n qui permettra à l'individu de déployer ses potentiali­tés en pleine souveraine­té face à un Etat confiné dans les tâches qui lui sont déléguées.

La pensée libérale tourne autour de la Constituti­on, à qui revient une mission à la fois simple et colossale: protéger, par la force des principes qui y sont inscrits, les droits de chaque individu et, en même temps, prescrire les prérogativ­es de la sphère privée et de la sphère publique, toutes deux strictemen­t séparées l'une de l'autre. La surveillan­ce de cette dernière passera par l'action du parlement, nullement dépositair­e d'une abstraite volonté générale de type «rousseauis­te», mais lieu où confluent les intérêts privés qui parcourent naturellem­ent la société et qu'il sied d'harmoniser.

Mais ni le libéralism­e, ni la pensée de Constant d'ailleurs, ne s'épuisent dans une distance presque mécanique entre individu et Etat. Il n'esquive pas la question de l'égalité, à laquelle il voue une attention aussi grande qu'à la liberté. L'égalité devant la loi, cependant, demeure l'aboutissem­ent de l'évolution humaine, mue par une inextingui­ble propension au progrès. L'individu, la société ne cessent de se perfection­ner et leur perfectibi­lité constitue même le moteur de la vie sociale. Apôtre de la liberté, notamment d'expression, et d'un perfection­nement continu de l'humain, mais hostile à une liberté qui paverait le retour vers les castes dignes de l'Ancien Régime, le libéralism­e doit dès lors afficher un sens aigu de l'adaptation.

Constant a toujours rejeté toute forme d'absolu. Il lui préfère une vision plus souple de l'évolution de la société, en prise sur le concret, le réel. L'action gouverneme­ntale ne le rebute pas, il l'espère même. Mais comment gouverner lorsque l'on se méfie fondamenta­lement des démarches que pourrait entreprend­re le pouvoir, non seulement pour protéger la liberté, mais pour agir là où des besoins pourraient se faire sentir? Si Constant et le libéralism­e aspirent au «laisser-faire», ils n'ont pas la naïveté de croire qu'il est une fin en soi. Pour gouverner, le libéralism­e devra se montrer pragmatiqu­e: assoiffé de ce perfection­nement peut-être infini, il doit accepter que des éléments nouveaux puissent être intégrés dans la conduite des affaires. Et la question du rôle de l'Etat devra être réglée au cas par cas.

Mais comment sauver la liberté dès l'instant où l'action de l'Etat ne peut plus être considérée comme un mal absolu? Constant suggère une piste, aussi fructueuse que subtile… et périlleuse: l'abus utile. Pour Constant, la Terreur qui a saboté la grandiose Révolution française n'a-t-elle pas néanmoins constitué un passage obligé vers l'avènement de la liberté, une fois les excès révolution­naires balayés? Et pensons à l'esclavage, qu'il dénoncera avec vigueur avec le groupe de Coppet: n'a-t-il pas eu une utilité, lorsque la démocratie en était à ses athéniens balbutieme­nts? Ou encore à Lincoln corrompant les Congressme­n pour pouvoir abolir ce même esclavage…

Mais comment tirer profit de ces abus utiles et déterminer le moment… où ils ne le sont plus? C'est l'enjeu du libéralism­e aujourd'hui. Comme Constant, il considère que tout abus doit être combattu, mais pas sans discerneme­nt. Il convient de le laisser mourir, l'histoire le condamnant dès que le passage à un stade ultérieur de l'évolution humaine, au gré de ses perfection­nements, aura proclamé sa péremption. Cette constructi­on n'est évidemment pas sans danger: peut-on se contenter de laisser le temps traiter les problèmes ou de les sanctionne­r a posteriori? Ou faut-il au contraire actionner une interventi­on de l'Etat pour le résoudre au plus vite, voire le prévenir? Nous voilà au coeur du débat prévention-répression, peut-être l'un des piliers de l'antagonism­e gauche/droite au début du XXIe siècle.

Si Constant et le libéralism­e aspirent au «laisser-faire», ils n’ont pas la naïveté de croire qu’il est une fin en soi

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