Benjamin Constant et le pragmatisme libéral
L'année 2017 consacre un double anniversaire que la pensée libérale se doit d'honorer: voici 250 ans naissait, à Lausanne, Benjamin Constant alors que, en 1807, décédait sa grande amie, sa «Minette» comme il l'appelait affectueusement même aux pires moments de leur tumultueuse mais féconde relation: Germaine de Staël. Ce double événement invite à revenir aux sources du libéralisme moderne, souvent caricaturé de nos jours. Une exposition nous y convie, à la Fondation Bodmer, et un colloque, organisé en mai dernier, s'est plongé dans l'actualité de la pensée de Benjamin Constant.
Le Vaudois d'origine est sans doute celui qui a défini avec le plus de force le libéralisme, non seulement comme philosophie de la liberté individuelle, mais aussi comme doctrine de gouvernement. Car le libéralisme, contrairement à l'anarchisme, ne rêve pas d'un auto-gouvernement de la société par ellemême, à l'abri de toute contrainte. Il admet la nécessité d'institutions garantes de la liberté, politique et économique, contre les intrusions, inévitables, de la puissance publique. Reste la tâche ô combien délicate de dénicher la combinaison qui permettra à l'individu de déployer ses potentialités en pleine souveraineté face à un Etat confiné dans les tâches qui lui sont déléguées.
La pensée libérale tourne autour de la Constitution, à qui revient une mission à la fois simple et colossale: protéger, par la force des principes qui y sont inscrits, les droits de chaque individu et, en même temps, prescrire les prérogatives de la sphère privée et de la sphère publique, toutes deux strictement séparées l'une de l'autre. La surveillance de cette dernière passera par l'action du parlement, nullement dépositaire d'une abstraite volonté générale de type «rousseauiste», mais lieu où confluent les intérêts privés qui parcourent naturellement la société et qu'il sied d'harmoniser.
Mais ni le libéralisme, ni la pensée de Constant d'ailleurs, ne s'épuisent dans une distance presque mécanique entre individu et Etat. Il n'esquive pas la question de l'égalité, à laquelle il voue une attention aussi grande qu'à la liberté. L'égalité devant la loi, cependant, demeure l'aboutissement de l'évolution humaine, mue par une inextinguible propension au progrès. L'individu, la société ne cessent de se perfectionner et leur perfectibilité constitue même le moteur de la vie sociale. Apôtre de la liberté, notamment d'expression, et d'un perfectionnement continu de l'humain, mais hostile à une liberté qui paverait le retour vers les castes dignes de l'Ancien Régime, le libéralisme doit dès lors afficher un sens aigu de l'adaptation.
Constant a toujours rejeté toute forme d'absolu. Il lui préfère une vision plus souple de l'évolution de la société, en prise sur le concret, le réel. L'action gouvernementale ne le rebute pas, il l'espère même. Mais comment gouverner lorsque l'on se méfie fondamentalement des démarches que pourrait entreprendre le pouvoir, non seulement pour protéger la liberté, mais pour agir là où des besoins pourraient se faire sentir? Si Constant et le libéralisme aspirent au «laisser-faire», ils n'ont pas la naïveté de croire qu'il est une fin en soi. Pour gouverner, le libéralisme devra se montrer pragmatique: assoiffé de ce perfectionnement peut-être infini, il doit accepter que des éléments nouveaux puissent être intégrés dans la conduite des affaires. Et la question du rôle de l'Etat devra être réglée au cas par cas.
Mais comment sauver la liberté dès l'instant où l'action de l'Etat ne peut plus être considérée comme un mal absolu? Constant suggère une piste, aussi fructueuse que subtile… et périlleuse: l'abus utile. Pour Constant, la Terreur qui a saboté la grandiose Révolution française n'a-t-elle pas néanmoins constitué un passage obligé vers l'avènement de la liberté, une fois les excès révolutionnaires balayés? Et pensons à l'esclavage, qu'il dénoncera avec vigueur avec le groupe de Coppet: n'a-t-il pas eu une utilité, lorsque la démocratie en était à ses athéniens balbutiements? Ou encore à Lincoln corrompant les Congressmen pour pouvoir abolir ce même esclavage…
Mais comment tirer profit de ces abus utiles et déterminer le moment… où ils ne le sont plus? C'est l'enjeu du libéralisme aujourd'hui. Comme Constant, il considère que tout abus doit être combattu, mais pas sans discernement. Il convient de le laisser mourir, l'histoire le condamnant dès que le passage à un stade ultérieur de l'évolution humaine, au gré de ses perfectionnements, aura proclamé sa péremption. Cette construction n'est évidemment pas sans danger: peut-on se contenter de laisser le temps traiter les problèmes ou de les sanctionner a posteriori? Ou faut-il au contraire actionner une intervention de l'Etat pour le résoudre au plus vite, voire le prévenir? Nous voilà au coeur du débat prévention-répression, peut-être l'un des piliers de l'antagonisme gauche/droite au début du XXIe siècle.
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Si Constant et le libéralisme aspirent au «laisser-faire», ils n’ont pas la naïveté de croire qu’il est une fin en soi