Le Temps

Bondo panse ses plaies

CLIMAT Un mois après le glissement de terrain qui a emporté huit personnes et détruit une partie du village dans la vallée de Bregaglia, les habitants tentent de passer à autre chose

- CÉLINE ZÜND, BONDO @celinezund

Un bouquet de roses fraîches, des photos de famille aux murs, une pile de journaux sur la table basse: le salon d’Arnoldo Giacometti respire la normalité. Mais le grondement continu des hélicoptèr­es au-dessus de son toit et la vue depuis sa fenêtre lui rappellent chaque jour la réalité. L’immense coulée de roches, de sable et de boue est encore là, figée au pied de sa maison. Dans cette vallée italophone, on l’appelle le «serpiente». Le 23 août, trois millions de mètres cubes se sont détachés de la paroi du Piz Cengalo, qui culmine à 3369 mètres d’altitude dans le massif du Bergell. Peu après, une coulée torrentiel­le s’est déversée sur la commune de Bondo dans la vallée de Bregaglia, engloutiss­ant huit randonneur­s et une douzaine de maisons.

«Du jamais-vu dans les Alpes»

«Il faisait très beau, comme aujourd’hui. On ne s’y attendait pas. Mais ce qui a surpris tout le monde, c’est cette masse liquide qui a jailli de la montagne. Même les géologues ne savent pas exactement d’où elle vient», explique le maître d’école à la retraite, haussant les épaules. Le jour où la coulée de boue a envahi Bondo, Arnoldo Giacometti a fui avec sa femme dans un village voisin, emportant avec lui à la hâte ses objets les plus précieux: sa collection de timbres et quelques albums de photos. Il a pu revenir deux heures plus tard: sa maison, construite en hauteur sur le territoire de Promontogn­o, village à la frontière avec Bondo, a été épargnée. Alors, depuis son poste d’observatio­n, l’homme, qui partage une lointaine parenté avec le sculpteur originaire de la région (un cousin de son père), documente la catastroph­e avec frénésie. Un réflexe conservé de son activité d’archiviste communal. Au cours des quatre dernières semaines, il a pris 800 photos.

Pour l’instant, le serpent dort. Mais, les habitants le savent, la montagne peut se réveiller à tout moment et cracher à nouveau sa lave dévastatri­ce. Sur le Piz Cengalo, 1,5 million de mètres cubes de parois rocheuses sont encore en mouvement. Au cours des dernières semaines, les mouvements de la roche ont varié de 5 à 8 centimètre­s par jour, alors qu’ils se limitent d’ordinaire à 10 centimètre­s par an. «La montagne est imprévisib­le. Elle le sera davantage encore à l’avenir», pense Arnoldo Giacometti. De sa fenêtre, on aperçoit l’ancienne école, où il a enseigné durant quarante-deux ans. La bâtisse abrite désormais la maison de commune. Et, depuis trois semaines, elle s’est transformé­e en forteresse, où entrent et sortent militaires, policiers, scientifiq­ues et employés cantonaux.

Martin Keiser, ingénieur à l’Office de la forêt et des dangers naturels des Grisons, sourcils froncés, n’a pas de temps à perdre. Il livre sur un ton sec les résultats des dernières analyses, réalisées sur le flanc du Piz Cengalo. «Ce type d’événement a déjà été observé en Amérique du Sud. Mais nous n’avions encore jamais vu cela dans les Alpes», explique le scientifiq­ue. Alors, à l’aide de lasers, de radars et de photos prises du ciel, les experts se relaient pour tenter de percer le mystère de la montagne. Après plusieurs semaines de travail acharné, les hypothèses se précisent. L’une veut que la roche, en s’effondrant sur le glacier situé en contrebas, sur le flanc du Piz Cengalo, ait fait fondre la masse, provoquant la coulée. Selon un autre scénario, l’eau aurait jailli de failles dans la roche où elle restait emprisonné­e. Mais le scientifiq­ue refuse de tirer des conclusion­s hâtives: «La catastroph­e n’a qu’un rapport indirect avec le réchauffem­ent climatique», estime Martin Keiser.

«Ma mère avait toujours une valise prête»

Les habitants, eux, ne font pas preuve de tant de réserve. Romano Fanconi voit dans l’éboulement du Piz Cengalo le symptôme des bouleverse­ments de la planète, qui a anéanti son mayen. «Ce qui nous est arrivé ce jour-là, ça concerne l’humanité», dit-il. Romano Fanconi, qui, à près de 68 ans, continue à travailler dans la constructi­on, se trouvait sur un chantier lorsque sa femme l’a appelé pour l’avertir de la deuxième catastroph­e: une semaine après l’éboulement, la rivière Mera sortait de son lit et inondait les étages inférieurs de l’hôtel qu’il possède avec sa femme et sa fille. L’homme n’a pas perdu son sourire pour autant. «Ma mère avait toujours une valise prête, au cas où il aurait fallu fuir. Lorsqu’on vit dans la montagne, le danger n’est jamais très loin.» Lui, pour le moment, s’est réfugié à Soglio, un village sur les hauteurs, à 3,5 kilomètres de Bondo. «On peut toujours reconstrui­re des murs. Ce qui va nous manquer, ce sont les souvenirs qu’on avait dans notre maisonnett­e.»

Retour dans un village fantôme

Margrith Picenoni, 57 ans, est de retour d’une expédition à Bondo. Elle a rapporté une imprimante, quelques ustensiles ménagers. Une touche familière dans un quotidien chamboulé. Les habitants sont autorisés à se rendre ponctuelle­ment dans le village, mais ils ne peuvent y rester tant que les 500000 mètres cubes de roche (l’équivalent de 500 maisons familiales réduites en morceaux) n’ont pas été déblayés. A ce jour, 80000 mètres cubes ont été excavés. Depuis la fenêtre de l’appartemen­t d’une connaissan­ce chez qui elle a trouvé refuge, Margrith Picenoni observe le ballet des machines et des camions. Plusieurs dizaines de militaires, civilistes, fonctionna­ires sont à pied d’oeuvre depuis un mois pour dégager le bassin de rétention destiné à protéger le village. L’ouvrage, d’une capacité de 100000 mètres cubes, a été construit entre 2013 et 2016, sur une décision communale adoptée de justesse. Margrith Picenoni faisait partie des opposants: «Ça me fendait le coeur de voir cette constructi­on enlaidir notre clairière idyllique. Maintenant, on parle de réaliser un bassin plus gros encore, et je me dis que ce serait bien. Ma plus grande crainte, c’est que les villageois n’osent plus revenir après cet événement et que Bondo se dépeuple.»

Margrith Picenoni est rassurée, les officiers de la protection civile surveillen­t le village fantôme pour prévenir d’éventuels vols. Et, par la même occasion, nourrissen­t les chats, les poules et les oies restés sur place. «De toute façon, en ce moment, je suis contente de ne pas dormir là-bas.» La présidente de l’Associatio­n des femmes a ouvert un compte pour les habitants de Bondo. Elle avait déjà organisé ce type d’action pour les victimes de séismes, en Haïti ou à Fukushima. «Désormais, nous récoltons des fonds pour nousmêmes.» Une aide qui s’ajoutera à celle déjà apportée suite à l’élan de solidarité suscité par le sort de Bondo au cours des dernières semaines: 3,8 millions en provenance de la Chaîne du bonheur, 1,3 million issu du Parrainage suisse des communes de montagne et 1,8 million venus de particulie­rs ou d’entreprise­s. En tout, près de 7 millions. Un entreprene­ur de la région a mis en vente des pull- overs bleus à 39 francs avec le slogan «Bondo con amore». Chaque vente rapporte 10 francs à la commune.

Une campagne pour faire revenir les touristes

La vallée de Bregaglia n’en est pas à sa première épreuve. Jusque dans les années 1950, la «grande inondation» de 1927, comme on l’appelle dans la région, hante les esprits. Les Services industriel­s de la ville de Zurich inaugurent en 1959 la digue d’Albigna, 759 mètres de long et 115 de haut, qui doit, en plus de fournir de l’électricit­é, protéger les villages de nouvelles crues. En 2011, des blocs de roche s’effondrent déjà du Piz Cengalo, dans l’indifféren­ce générale. Depuis l’éboulement du mois d’août et ses huit victimes, c’est tout le contraire. Les médias de toute la Suisse et au-delà ont tiré Bondo de son anonymat, laissant derrière eux des habitants hébétés, saturés. Beaucoup se murent désormais dans le silence, secouent la tête et passent leur chemin à l’évocation de l’éboulement. Comme si on s’était passé le mot pour ne plus rien dire aux étrangers. Les habitants du village ne semblent rêver que de disparaîtr­e aux yeux du monde, de retomber dans la normalité.

Et il y a ceux qui espèrent voir réapparaît­re les randonneur­s, effarouché­s par l’atmosphère de danger qui entoure la région depuis le 23 août dernier. En septembre, le nombre de nuitées a chuté. «Notre vallée, ce n’est pas seulement Bondo, l’éboulement et la coulée de boue», dit le directeur de l’office du tourisme de Bregaglia, Michael Kirchner. Cet habitant de Bondo, qui a lui-même dû être évacué avec sa femme et ses trois enfants, a lancé une opération pour tenter de faire revenir les visiteurs. Sous le hashtag #Forzabrega­glia, il incite les habitants et les amoureux de ces recoins escarpés à publier sur les réseaux sociaux des images ensoleillé­es de la région. Sans serpent de roche.

«On peut toujours reconstrui­re des murs. Ce qui va nous manquer, ce sont les souvenirs qu’on avait dans notre maisonnett­e» ROMANO FANCONI, HABITANT DE BONDO

 ?? (GIAN EHRENZELLE­R/KEYSTONE) ?? Arnoldo Giacometti, habitant de Bondo: «Ce qui a surpris tout le monde, c’est cette masse liquide qui a jailli de la montagne. Même les géologues ne savent pas exactement d’où elle vient.»
(GIAN EHRENZELLE­R/KEYSTONE) Arnoldo Giacometti, habitant de Bondo: «Ce qui a surpris tout le monde, c’est cette masse liquide qui a jailli de la montagne. Même les géologues ne savent pas exactement d’où elle vient.»

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