Angela Merkel, la discipline et les valeurs
ALLEMAGNE La chancelière sortante a marqué de son empreinte l’Union européenne de cette dernière décennie. Seule question: si elle est réélue dimanche, prendra-t-elle enfin des risques pour la relancer?
«On ne se tournait pas vers elle pour des solutions, mais pour retrouver de la sérénité» JEAN-CLAUDE JUNCKER, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION EUROPÉENNE
Dans les couloirs du vieux «Juste Lipse», l’immeuble bruxellois du Conseil européen flanqué, depuis début 2017, d’un bâtiment frère tout neuf et tout en verre, le souvenir de cette nuit-là n’est pas près de se dissiper. 12 octobre 2008. Les dirigeants des 27 (la Croatie n’est pas encore dans l’UE) se retrouvent pour un sommet de tous les dangers. Un mois auparavant, la banque américaine Lehman Brothers a fait faillite. Et quelques jours plus tôt, le 4 octobre, Nicolas Sarkozy a convié en urgence à l’Elysée le G4 (Allemagne, France, Italie, Espagne) pour endiguer le tsunami financier qui menace.
Pas de lyrisme
«Angela va-t-elle enfin comprendre qu’il y a le feu à la maison?» enrage le président français auprès de Xavier Musca, son «sherpa» financier. Sarko piétine. Entre deux plats, la chancelière allemande – qui approche de la fin de son premier mandat – lui a redit «qu’elle a besoin de temps». Pis: l’intéressée, physicienne de formation, toise ses interlocuteurs en répétant «qu’elle connaît les chiffres». La faillite de la banque allemande Hypo Real Estate, le soir même de la réunion élyséenne, ne l’a pas ébranlée: «Elle a mis au moins dix ans à comprendre l’Union européenne, explique un ex-conseiller de François Hollande. Au fond, c’est Sarkozy qui lui a ouvert les yeux sur le fait que l’Allemagne n’est pas la Suisse, qu’elle ne pouvait pas juste attendre et observer.»
Angela Merkel débarque pour la première fois à Bruxelles en décembre 2005, un an et demi après l’élargissement de l’Union à 25, en mai 2004. Elle est alors – déjà – flanquée de celui qui ne la quittera plus de la décennie, comme conseiller pour les questions communautaires: le diplomate Nikolaus Meyer-Landrut, aujourd’hui ambassadeur d’Allemagne en France. La «Kanzlerin» détonne. Jacques Chirac et ses embrassades la laissent de marbre. Son premier grand discours européen, le 1er mai 2008 lors de la réception du prestigieux Prix Charlemagne, frappe par son manque de vision. Elle le revendique: le lyrisme n’est pas son fort. Trois mandats plus tard, cela n’a pas changé: «Je ne suis pas poète», confiait-elle récemment à un groupe de correspondants en poste à Berlin, après le discours d’Emmanuel Macron à Athènes, soleil couchant, avec l’Acropole en arrière-plan.
Les deux constantes de celle qui, dimanche, devrait être réélue pour cinq ans à la tête d’une grande coalition sont à l’opposé de la cynique effervescence française. «Sa force est d’avoir toujours tenu bon sur la discipline et les valeurs. Or, quand la crise financière a affolé tous nos repères, cela s’est avéré très important. On ne se tournait pas vers elle pour des solutions, mais pour retrouver de la sérénité», nous expliquait, en 2012, l’actuel président luxembourgeois de la Commission, Jean-Claude Juncker.
Chrétien-social, Juncker est du même bord politique que Merkel. Mais il fut aussi, au début des années 1990, le plus jeune chef de gouvernement de l’Union, adoubé par Helmut Kohl, qui le surnomme vite «Junior». Le père de la réunification couve alors cette fille de l’Est, née en juillet 1954, quelques mois avant le fils prodige du Grand-Duché. «Merkel a compris, au fil de la crise financière, que l’Europe ne comprend pas l’Allemagne, poursuit l’eurodéputé français Alain Lamassoure. Elle est alors devenue plus pédagogue, moins cassante. Je ne dirai pas que Bruxelles l’a aidé à mûrir, mais…»
Digue et passerelles
Son fonctionnement et son «body language» ont, en plus, l’avantage d’être prévisibles. Principal outil de communication: les SMS personnels à ses homologues. Jamais de sortie flamboyante dans les médias. Juste la conférence de presse rituelle à l’issue des sommets européens. Autre «instrument» dont elle a abusé pour tenir à distance les pays du Sud: le caractère ombrageux de ses deux ministres des Finances successifs, le social-démocrate Peer Steinbrück ( jusqu’en 2009), puis l’incontournable Wolfgang Schaüble. A eux la digue. A elle les passerelles. A eux les refus financiers, en arguant du besoin de consulter systématiquement le Bundestag. A elle les ultimes compromis pour éviter le pire: «Ce n’est pas une dame de fer, mais une dame de plomb dont le principal axiome a toujours été le «Trop peu, Trop tard», juge, très critique, l’éditorialiste de Libération Jean Quatremer, auteur des Salauds de l’Europe (Ed. Calmann-Lévy).
Le seul véritable acte de courage d’Angela Merkel, sur le front communautaire, reste la nécessité d’accueillir les migrants. La voici surnommée, début 2016, la «chancelière des réfugiés». Tout se retrouve là: ses valeurs protestantes de fille de pasteur, ses souvenirs du Rideau de fer, son pragmatisme économique aussi. Merkel devance, à ce sujet, l’opinion de son électorat privilégié: cette classe moyenne allemande provinciale qui se reconnaît dans son goût de la normalité et dans son refus têtu de tout excès, mais dont l’égoïsme pointe, alimenté par le vieillissement démographique. «Je me souviens de l’avoir entendue reprocher vertement aux Hongrois leur attitude. Pour elle, l’Europe est avant tout une construction humaine. Elle n’a pas foi dans les institutions, mais dans les Européens», juge un diplomate allemand.
Sauf que cette foi-là, depuis dix ans, s’est étiolée. Vilipendée en Grèce pour son égoïsme, prise à partie en Hongrie pour son «idéalisme stupide», attaquée par les autorités polonaises qui, désormais, réclament une indemnisation pour les ravages commis durant la guerre, Angela Merkel sait qu’elle peut arbitrer mais qu’elle ne pourra jamais trancher. «Son bilan européen de chancelière se jouera avec Emmanuel Macron, complète l’ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine. Ce sera à lui de forger une ambition. Et à elle de la rendre possible.»
▅