Le Temps

Un morceau d’Allemagne en Suisse

FRONTIÈRES Büsingen am Hochrhein, village cerné par les cantons de Schaffhous­e, Thurgovie et Zurich, est politiquem­ent allemand et économique­ment suisse. Depuis l’accord de libre circulatio­n avec l’Union européenne, il se bat contre l’exode des jeunes

- @CELINEZUND

Le voyageur distrait pourrait bien traverser Büsingen sans s’apercevoir qu’il franchit la frontière, à l’entrée et à la sortie de ce petit village qui s’étend sur 7,7 kilomètres le long du Rhin. Pas de douane ni de contrôle pour l’accueillir. Mais celui qui s’attarde remarquera quelques indices d’un passage en territoire allemand. La couleur d’un panneau de signalisat­ion. Le logo d’un opérateur affiché sur une cabine téléphoniq­ue. Büsingen est une enclave allemande en Suisse, cernée entre les cantons de Schaffhous­e, Thurgovie et Zurich.

La monnaie officielle est l’euro, mais au supermarch­é ou au restaurant, on paye en francs suisses. La plupart des habitants s’expriment aussi bien en Hochdeutsc­h qu’en dialecte de Schaffhous­e. Et si vous leur demandez s’ils se sentent Suisses ou Allemands, ils esquiveron­t en répondant qu’ils sont «Büsinger». Le village possède deux indicatifs et le bureau de poste affiche deux codes postaux: CH-8238 et D-78266. «Nous sommes constammen­t assis entre deux chaises», image le maire, Markus Möll, sans se départir de son sourire. L’élu local reçoit dans une maison de commune étonnammen­t grande pour ce village de 1300 habitants. Un bâtiment à l’image de l’activité administra­tive que génère le statut particulie­r de Büsingen: surdimensi­onnée. Car un banal projet communal peut prendre ici des proportion­s inhabituel­les.

Un terrain de foot tout neuf

Dernier exemple en date: la Municipali­té vient d’inaugurer un terrain de football tout neuf, pour son équipe en troisième Ligue. Les autorités ont tenté d’obtenir une aide financière auprès de l’associatio­n de foot régionale, à Fribourg-en-Brisgau. Impossible, leur a-t-on répondu, puisque le FC Büsingen est un club helvétique. Le dossier, depuis, a voyagé sur le bureau de la ligue allemande de football, qui l’a transmis à l’UEFA, laquelle a renvoyé l’affaire devant la FIFA. «Mais même la FIFA ne sait pas que décider. S’il existait une organisati­on intergalac­tique de football, on nous enverrait là-bas. C’est typique, à Büsingen: des affaires communales, aussi insignifia­ntes soient-elles, finissent dans les tiroirs d’instances internatio­nales», ironise Markus Möll.

La commune tient tout particuliè­rement à son club de foot, fierté locale et surtout, aimant pour les plus jeunes. Depuis l’entrée en vigueur des accords sur la libre circulatio­n entre la Suisse et l’Union européenne (UE), en 2002, Büsingen voit sa jeunesse lui filer entre les doigts. En parallèle, des Suisses âgés font le chemin inverse, attirés par le régime d’imposition allemand, plus favorable pour les retraités. Résultat: «Nous sommes, avec 58 ans en moyenne, la commune la plus âgée du Bade-Wurtemberg», se désole Markus Möll.

Impôt foncier réduit à zéro

Pour tenter de freiner la tendance, la Municipali­té a mis en place des mesures politiques visant à attirer les familles sur son territoire. Par exemple, la prise en charge parascolai­re des enfants à l’école maternelle est quatre fois moins élevée pour ceux qui sont établis à Büsingen. L’impôt foncier a été réduit à zéro. La commune veille à offrir suffisamme­nt de places de crèche et de terrains à bâtir. Le maire ne manque pas une occasion de louer «la qualité de vie extraordin­aire au bord du Rhin, au milieu de la nature». Et de préciser: «Nous sommes les seuls, en Allemagne, à ne payer que 8% de TVA comme en Suisse, contre 19 % en Allemagne.»

C’est l’un des points du traité qui encadre les relations entre l’enclave allemande et la Suisse. Le document de 24 pages et 44 articles, signé en 1967 par l’ancien président allemand Heinrich Lübke et l’ex-vice-chancelier Willy Brandt, dresse une liste de règles s’appliquant à tous les domaines de la vie quotidienn­e: questions douanières, agricultur­e, santé ou droit du travail. Le contrat précise jusqu’au nombre de policiers allemands ou suisses en uniforme autorisés à intervenir sur le territoire communal: pas plus de trois agents allemands en action par 100 habitants. Maximum dix policiers suisses au même moment. Le contrat stipule encore que, «en dépit de son appartenan­ce politique à l’Allemagne», le village est rattaché à la zone douanière suisse. En somme, Büsingen est économique­ment suisse et politiquem­ent allemande.

La campagne de séduction de Büsingen semble porter ses fruits. Le village voit le nombre de ses habitants croître légèrement. Des maisons sortent de terre, sur un terrain vague au coeur du village. Dans son salon au style scandinave, un potager baigné de soleil du soir en arrièrefon­d, Anja, sa fille de 18 mois dans les bras, semble sortie d’un catalogue publicitai­re. La jeune infirmière née à Büsingen a décidé de revenir dans le village de son enfance, après dix ans à Schaffhous­e, puis à Stuttgart. Ses parents et ses amitiés nouées au sein des associatio­ns locales lui manquaient. La proximité des hôpitaux suisses et de leurs conditions de travail «bien supérieure­s» à celles qu’elle a connues en Allemagne, sans les désavantag­es des crèches saturées en Suisse, ont achevé de la convaincre de revenir à Büsingen. Acheter une maison, fonder une famille: «Tout semblait plus possible ici», dit la jeune femme.

Un pasteur contre le bailli

Pour Roland Güntert, le vrai problème du village n’est pas qui payera le nouveau stade de football ou le nombre de policiers en uniforme sur son territoire, ni les règles qui s’appliquent au commerce de volaille. Ce qui tourmente les habitants de l’enclave depuis des décennies se résume à ses yeux en un mot: l’impôt. «Le coût de la vie est aussi élevé qu’en Suisse, mais nous sommes taxés en Allemagne où l’impôt est beaucoup plus élevé», explique cet habitant de Büsingen, qui siège au Conseil communal. C’est à ses yeux la raison qui a poussé la plupart de ses amis d’enfance à quitter le village, dès qu’ils ont commencé à gagner leur vie. Réclamer le rattacheme­nt de Büsingen à Schaffhous­e? Roland Güntert ose à peine y penser. «Ce serait logique, mais je ne militerai pas activement pour cette solution. Je ne suis pas un révolution­naire.» D’autres y ont songé avant lui, en vain.

L’origine de l’enclave allemande remonte au XVIIe siècle. Un conflit éclate entre le bailli local, loyal à l’évêché catholique autrichien, et un pasteur de l’église de Büsingen, qui a suivi le vent de la Réforme venu de Schaffhous­e. Le bailli décrète que son village ne tombera pas dans le giron de Schaffhous­e. Depuis, c’est comme un sort qui se perpétue. La dernière tentative remonte à 1918: les villageois s’étaient prononcés à 96% pour un rattacheme­nt de l’enclave à la Confédérat­ion. Un désir resté sans suite, la Confédérat­ion et le Bade-Wurtemberg n’ayant pas réussi à se mettre d’accord sur un transfert. Roland Güntert, lui, a décidé de mener son combat à la mode helvétique, en lançant une initiative pour réclamer d’être imposés à la source en Suisse.

En 1918, les villageois s’étaient prononcés à 96% pour un rattacheme­nt de l’enclave à la Confédérat­ion

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(RENÉ RUIS) Le maire Markus Möll: «S’il existait une organisati­on intergalac­tique de football, on nous enverrait là-bas.»
 ?? (RENÉ RUIS) ?? Une terrasse de restaurant à cheval sur la frontière (en haut). Un village à la croisée des Etats (en bas).
(RENÉ RUIS) Une terrasse de restaurant à cheval sur la frontière (en haut). Un village à la croisée des Etats (en bas).
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