Le Temps

«Il y a une volonté forte de se distinguer des Allemands»

L’historien suisse Thomas Maissen dirige l’Institut historique allemand à Paris après avoir enseigné à Heidelberg. A la veille des élections en Allemagne, il livre son regard sur les relations complexes de la Suisse avec son grand voisin

- PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLINE ZÜND, ZURICH @celinezund

Vous avez observé l’élection française. Quel regard portez-vous sur la campagne allemande, le plus souvent décrite comme ennuyeuse? Que peut-il y avoir de mieux qu'une campagne ennuyeuse dans un pays avec une histoire qui est celle de l'Allemagne? La stabilité politique paraît ennuyeuse surtout aux journalist­es. La population, elle, a de quoi se réjouir de ne pas voir l'extrême droite prendre davantage d'importance, comme ce fut le cas en France avec Marine Le Pen. Heureuseme­nt, les forces populistes allemandes restent minoritair­es, même s'il ne faut pas négliger la percée de l'AfD (Alternativ­e für Deutschlan­d), créditée de 10% des votes.

Ce désir de stabilité, est-ce un point commun entre l’Allemagne et la Suisse? En Suisse, la stabilité politique perdure depuis 170 ans, quasiment sans interrupti­on, et doit beaucoup aux structures politiques du fédéralism­e et au rôle limité des partis dans la démocratie directe. A l'inverse, la stabilité que connaît l'Allemagne est récente et beaucoup plus vulnérable aux crises économique­s. Pourtant, le débat intense autour des réfugiés en 2015 ne semble pas avoir bouleversé l'équation politique. J'y vois la démonstrat­ion de la maturité de la démocratie allemande.

Quelle influence a Angela Merkel sur les relations entre la Suisse et l’Allemagne? L'arrivée d'Angela Merkel et de Joachim Gauck a représenté un nouveau tournant dans les rapports entre les deux pays. Avant eux, l'Allemagne a vu défiler de nombreux chancelier­s et présidents très liés à la Suisse. Helmut Kohl est le dernier exemple de ces dirigeants «helvétophi­les». Cela ne signifie pas que les suivants sont «helvétopho­bes», mais ils ont un profil très différent. Angela Merkel, par exemple, avec sa carrière en Allemagne de l'Est, sa maîtrise du russe, s'est davantage tournée vers ses voisins d'Europe de l'Est. Dans ce contexte, la Suisse, même si elle n'est pas négligée, n'a plus le même poids.

Y a-t-il une indifféren­ce de l’Allemagne à l’égard de son petit voisin du sud? Le mot est trop fort. Angela Merkel est venue en Suisse pour l'inaugurati­on du tunnel du Gothard et entretient des rapports amicaux avec Berne. Mais sa politique envers la Suisse laisse de l'espace aux Länder dans les Affaires étrangères. C'est compréhens­ible, car les échanges et les conflits sont avant tout régionaux, comme le litige lié à l'aéroport de Zurich, par exemple. Comment le regard des Suisses sur les Allemands a-t-il évolué? Il faut distinguer entre Alémanique­s et Suisse latine. Pour les Alémanique­s, le rapport avec l'Allemagne relève d'un enjeu identitair­e majeur. Le fait d'être Suisse allemand consiste essentiell­ement à ne pas être Allemand. La Suisse alémanique est germanopho­ne, de nombreux jeunes

Thomas Maissen: «Le fait d’être Suisse allemand consiste essentiell­ement à ne pas être Allemand.»

partent étudier en Allemagne, on regarde la télévision allemande: les rapports sont intenses. Mais, en même temps, il y a une volonté très forte de se distinguer. Le refus de l'Union européenne, qui s'est exprimé dans les urnes le 9 février 2014 lors de l'acceptatio­n de l'initiative UDC «Contre l'immigratio­n de masse», est avant tout un refus de l'Allemagne. D’où vient ce sentiment? La crainte d'une grande Allemagne capable d'avaler la Suisse est assez récente. Elle remonte au IIIe Reich. Alors, l'Allemagne est passée du statut d'empire fédéralist­e à celui de nation centralisé­e. L'idéologie «völkisch» des nazis a été considérée, à juste titre, comme une menace existentie­lle pour la Suisse. Les Alémanique­s, surtout, redoutaien­t de voir leur destin basculer dans le IIIe Reich. Cette blessure mentale, identitair­e, n'a jamais complèteme­nt cicatrisé. La méfiance subsiste aujourd'hui encore, tandis que le rapport de la Suisse romande avec Paris, même s'il n'est pas toujours facile, repose sur des bases plus sereines. Les blessures historique­s avec la France, s'il y en a, remontent à l'ère napoléonie­nne. Elles sont lointaines.

On parle souvent d’un sentiment d’infériorit­é des Alémanique­s face à l’Allemand bien qualifié, sûr de lui, qui parle vite un hochdeutsc­h parfait. Est-ce juste un cliché? Non, ce sentiment d'infériorit­é linguistiq­ue est réel et dû à des choix volontaire­s. Les Alémanique­s se réfugient, dès qu'ils peuvent, dans leur schwyzerdü­tsch confortabl­e (les Romands le savent bien) et évitent de bien parler la langue qu'ils écrivent, même les universita­ires. Souvent, ils compensent ce sentiment d'infériorit­é par des reproches «politiques» et identitair­es du genre: «Oui, nous ne parlons pas bien allemand, mais votre esprit servile ignore ce que sont la liberté et la démocratie.» Sous-entendu: ces qualités n'existent pas ailleurs et surtout pas dans une Allemagne autoritair­e. De nombreux Allemands retournent dans leur pays. Est-ce le signe d’un désamour pour la Suisse? Lorsqu'on vit à Hambourg, aller travailler dans une autre ville germanopho­ne, que ce soit Munich, Vienne ou Zurich, ne fait pas de grande différence, a priori. D'où certains malentendu­s, parfois, lorsqu'on réalise, en arrivant en Suisse, que le dialecte n'est pas avant tout un phénomène social (comme en Allemagne et en France), mais une langue en soi, liée à une identité nationale. Puis, avec l'arrivée d'un enfant, on comprend que le système scolaire ne repose pas sur les mêmes principes. Ces facteurs pèsent sans doute dans le choix de nombreux Allemands de retourner vivre dans leur pays.

Avec le temps, assiste-t-on à un apaisement des relations entre Alémanique­s et Allemands? Il y a une normalité de la présence allemande, surtout dans les grandes villes alémanique­s. Mais il ne faut pas oublier le succès de l'initiative «Contre l'immigratio­n de masse». Ce n'est pas une initiative contre l'ouvrier serbe ou le réfugié syrien, mais bien contre les Allemands, les Français et les Italiens bien qualifiés. L'UDC peut miser sur la crainte d'une invasion de travailleu­rs bien qualifiés, encore présente au sein de la population.

«Le refus de l’Union européenne, qui s’est exprimé dans les urnes le 9 février, est avant tout un refus de l’Allemagne»

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(GAËTAN BALLY / KEYSTONE)

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