Le Temps

«On va se faire exploser en Suisse!»

TERRORISME Une série de messages retrouvés sur le portable d’un jeune radicalisé d’Annemasse laisse à penser qu’un projet de double attentat à Lausanne et dans une église de Genève était à l’étude. L’homme est aujourd’hui incarcéré à Lyon

- CHRISTIAN LECOMTE, THONON

«Cet homme-là est une bombe à retardemen­t qui n'était pas loin du passage à l'acte», lâche Philippe Toccanier, le procureur de la République de Thonon. Jeudi 21 septembre, salle numéro 1 du Tribunal de Thonon. Comparaît Samia*, une jeune femme qui vit à Meudon, près de Paris. Elle est Française d'origine algérienne. Le 13 août, elle gare son véhicule de location non loin de la douane de Thônex-Vallard, près de Genève. Elle est voilée, a enfilé une longue robe noire. Elle dit à la cour qu'elle est venue fumer un joint tranquille­ment.

Intrigués, les douaniers français la contrôlent, trouvent sous le siège du passager et dans le coffre deux armes de catégorie D type Gomm Cogne non létales (appelées aussi Lady Pistol), dont le port est prohibé en France. Samia est conduite au commissari­at. Deux téléphones portables sont saisis, dont l'un appartient à Akim*, 28 ans, connu des services de police et inscrit au fichier S. Il habite Annemasse, sa mère d'origine algérienne vit elle aussi dans cette commune, son père d'origine turque vit en Suisse.

Radicalisé et psychiquem­ent malade

Akim a déjà fait de la prison pour port d'armes et trafic de stupéfiant­s. Il a tenté en 2015 de passer en Syrie via la Turquie. Il a été arrêté, extradé en France, emprisonné. Les messages lus sur son mobile via l'applicatio­n Snapchat, adressés à un certain Aïmen, et les menaces sont éloquents: «On va se faire exploser à Lausanne et dans une église de Genève, on se revoit au Paradis, prends soin de ma femme, donne-moi la loi à dire pour prêter allégeance au Califat de Daesh.» Par ailleurs, les enquêteurs ont découvert qu'Akim a été en contact en juin et juillet avec le Niçois Omar Diaby, alias Omar Omsen, l'un des principaux recruteurs de djihadiste­s français, donné pour mort en Syrie en 2015 mais qui a accordé un entretien à Complément d’enquête sur France 2 en juin 2016. Détenu dans un hôpital pénitentia­ire lyonnais, Akim devait lui aussi comparaîtr­e ce jeudi devant le Tribunal de Thonon. Mais son état de santé (problèmes psychologi­ques) a été jugé par un médecin incompatib­le avec un transport. Le témoignage d'un responsabl­e d'un club d'arts martiaux d'Annemasse où Akim pratiquait la boxe confirme son profil d'individu à la fois radicalisé et psychiquem­ent malade. Le témoin entendu estime qu'Akim semble s'être radicalisé il y a trois ans. «Il refusait de se joindre aux cours mixtes, fuyait les femmes, il ne leur serrait pas la main par exemple.» Akim n'a ensuite plus assisté aux entraîneme­nts pendant un an avant de réapparaît­re amaigri «et comme un légume». «Il m'a dit qu'il prenait des médicament­s», précise le témoin. Puis revirement, qui atteste du caractère bipolaire d'Akim: il est apparu au début de l'été dernier enjoué, faisant la bise aux boxeuses.

Mariage précipité

Akim a connu Samia en juillet dernier par le biais d'un ami commun marseillai­s, «qui comme lui a vendu des parfums», dit-elle, mais tous deux n'ont communiqué que via Snapchat. Il cherchait une épouse. Samia vit seule avec ses deux enfants de 2 et 4 ans. Elle est sans emploi et pratiquant­e. Sa bibliothèq­ue est remplie de livres religieux.

Elle dit qu'elle pratique le vrai islam tolérant et généreux, aime aider les gens dans la rue «et les malades dans la tête» et qu'elle a appris un peu la psychologi­e. Akim lui paraît une personne qui souffre, «un peu schizophrè­ne, bipolaire mais tellement gentil». Elle le reçoit chez elle début août. Le samedi 12 août, Akim et Samia se marient religieuse­ment en dix minutes à Genève dans l'appartemen­t d'Aïmen, un ami, «un frère» d'Akim.

«Ce n'est pas un imam, pas radicalisé, pas barbu, mais il connaît bien notre religion», a raconté Samia à la barre. «Pourquoi vous êtes-vous mariés si rapidement?» a demandé le président du tribunal. «Devant Dieu, il ne faut pas de contact entre un homme et une femme s'ils ne sont pas mariés», a répondu Samia. Le soir de son mariage, Akim dit qu'il ne se sent pas bien, il a un peu bu et fumé des joints. «Je rigole tout seul, ça ne va pas», lance-t-il. Il quitte la maison de sa mère, ne revient pas. Le lendemain à midi, il entre dans une église d'Annemasse où une cérémonie de baptême a lieu. Il crie «Allah akbar» et affirme qu'il est «fiché S». «Croyez en Dieu car vous êtes en danger», hurle-t-il. Une personne appelle aussitôt la police et Akim est interpellé par des agents à l'extérieur de l'église.

Le lien avec Samia, appréhendé­e elle aussi, est vite établi. Il est inculpé pour port d'armes illégales, comparaît le 17 août au Tribunal de Thonon, où il crie encore «Allah akbar» et tient des propos incohérent­s. Il est emprisonné à Bonneville puis à Lyon, où une expertise psychiatri­que a été commandée. Pour le procureur Philippe Toccanier, le processus accéléré (rencontre rapide avec Samia, mariage encore plus rapide car il faut mourir marié, messages explicites, port d'armes mêmes non létales) laisse à craindre que quelque chose de probableme­nt grave pouvait se préparer.

L’enquête se poursuit

L'enquête qui se poursuit, et se déplacera probableme­nt en Suisse, devrait apporter prochainem­ent de nouveaux éléments. L'épisode de l'église, au cours duquel Akim s'est, dans une certaine mesure, sabordé, reste pour l'heure inexpliqué. Samia a été condamnée à 6 mois de prison avec un sursis de 3 ans. Elle n'a plus le droit d'entrer en contact avec Akim, ni de se rendre à Annemasse. Une nouvelle comparutio­n d'Akim devant le Tribunal de Thonon a été fixée au 12 octobre. Celle-ci dépendra encore une fois de son état mental.

«Mon fils est malade, il est un peu fou, mais ce n'est pas un Daesh», a répété la mère d'Akim, qui a accompagné sa bellefille au tribunal. Selon les spécialist­es de la lutte antiterror­iste, entre 15 et 20% des personnes radicalisé­es souffrirai­ent de troubles psychiques. C'était notamment le cas de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, l'homme qui a lancé un camion dans la foule à Nice, chez qui un médecin avait diagnostiq­ué un début de psychose douze ans plus tôt. C'était aussi celui d'Adel Kermiche, l'un des assassins du Père Jacques Hamel dans son église, qui fut plusieurs fois hospitalis­é dans une unité de soins psychiatri­ques.

A Genève, le conseiller d'Etat chargé de la Sécurité, Pierre Maudet, relève que l'informatio­n a bien circulé entre le parquet français et les autorités fédérales et cantonales. «Nous avons pu évaluer la situation et n'avons pas éprouvé le besoin de modifier le niveau d'alerte, qui était déjà élevé après les Fêtes de Genève.»

L’épisode de l’église, au cours duquel Akim s’est, dans une certaine mesure, sabordé, reste pour l’heure inexpliqué

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(PHILIPPE ROY / AURIMAGES) Le Tribunal de Thonon, où la femme d’un djihadiste présumé a été condamnée à 6 mois de prison avec un sursis de 3 ans.

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