Le Temps

«L’opération Valmy», ou la charge audacieuse de Pierre Maudet

Si le conseiller d’Etat genevois n’a pas gagné son pari d’accéder à la plus haute marche du pouvoir, sa campagne a brisé le

- TEXTE: LAURE LUGON ZUGRAVU, PHOTOS: NIELS ACKERMANN, LUNDI13 @LaureLugon

Le jour où Didier Burkhalter annonce sa démission, le photograph­e genevois Niels Ackermann contacte «le papable le plus photogéniq­ue de Suisse», demandant à suivre sa campagne s’il venait à se présenter. L’homme politique dit oui. Quelques jours plus tard, notre journalist­e Laure Lugon Zugravu se glisse elle aussi dans l’équipe de Pierre Maudet. Jusqu’à sa défaite.

L’aube n’a pas encore posé sa lumière sur la ville et il court en baskets devant le Palais fédéral, comme pour se persuader que ce mercredi 20 septembre est un jour ordinaire. Il n’en est rien, bien sûr. Dans quelques heures, quand les 246 parlementa­ires fédéraux s’empareront de sa destinée, Pierre Maudet saura si sa marche sur Berne l’aura porté au Conseil fédéral, si «l’opération Valmy» aura porté ses fruits.

«Je devais préparer deux discours, l’un annonçant ma candidatur­e et l’autre y renonçant. Mais ce dernier, je n’arrivais pas à l’écrire»

PIERRE MAUDET

«Valmy», il fallait oser. Il fallait espérer, aussi, que ce nom de code demeurât secret, car même ses ennemis les plus féroces n’auraient pas osé en rêver. Un autre 20 septembre, de l’an 1792, l’armée française remporte une bataille décisive qui signe contre la Prusse la première victoire significat­ive de la Révolution. «Tout rapprochem­ent avec des faits historique­s serait fortuit», plaisante Pierre Maudet, quelques heures après sa défaite. Mais ce nom de code résume tout à la fois l’ambition, la transgress­ion, l’insubordin­ation, le goût du second degré. Autant d’attributs qui n’emballent pas la Berne fédérale. Mais c’est avec eux que Pierre Maudet a couru, tentant d’enfoncer les lignes, et c’est avec eux qu’il s’en retourne. Avec un score de 90 voix au second tour, la méthode de l’outsider genevois valait bien un détour. Retour sur images d’une campagne inédite en Suisse, mais qui n’aura pas suffi à couronner son roi.

Maturation de «l’opération Valmy»

Quelques jours après l’annonce de la démission de Didier Burkhalter, Pierre Maudet appelle ses amis, qui n’hésitent pas à répondre présent malgré l’incertitud­e. Car le conseiller d’Etat du bout du lac n’est pas encore sûr de se lancer. Cela dépend du PLR tessinois – s’il avait proposé deux candidats, il ne se serait sans doute pas déclaré – et de considérat­ions familiales. Lorsque ces deux feux passent au vert, la tête hésite encore mais le ventre, non: «Je devais préparer deux discours, l’un annonçant ma candidatur­e et l’autre y renonçant. Mais ce dernier, je n’arrivais pas à l’écrire.» Dont acte.

Le 26 juillet, il annonce sa décision à ses collègues de l’exécutif. Il doit rester à couvert jusqu’au 4 août, mais ses lieutenant­s sont déjà au travail. Ils ont pris, qui des vacances, qui un congé sabbatique, car le financemen­t de la campagne (20000 francs) ne permet pas de les payer. Il y a Rolin Wavre, vice-président du PLR genevois, membre du comité directeur du PLR suisse et ancien du CICR, promu chef de campagne. Posé, racé, il assure le lien avec le parti suisse et gère les contacts avec la presse. Le poisson-pilote ensuite, homme de réseaux vif et

furtif, Sébastien Leprat, responsabl­e des relations extérieure­s de Genève Aéroport. Pour avoir été collaborat­eur scientifiq­ue d’Eveline Widmer-Schlumpf, il connaît la topographi­e bernoise, ce qui facilite l’accès aux parlementa­ires. Le scribe rapide et appliqué, c’est Simon Brandt, conseiller municipal PLR de la Ville de Genève et adjoint scientifiq­ue au départemen­t de Pierre Maudet. A sa charge, la gestion du site web et la recherche pour constituer des fiches techniques. Enfin Cédric Alber, élu PLR à Lutry et travaillan­t à la communicat­ion du groupe Kudelski, le cheveu en pétard et une énergie du feu de Dieu: le «spin doctor» en quelque sorte, chargé de la stratégie et des thèmes, avec la mission de faire passer à la presse les mots clés et d’émousser les aspérités du candidat: «En tant que Vaudois pur souche, j’ai toujours tâché d’arrondir Pierre et de m’assurer que le produit Maudet était cohérent.» Chaque interventi­on filmée fait l’objet d’une analyse. On l’incite par exemple à infléchir le rythme, à respirer.

Gagner les médias alémanique­s

Du souffle, il en a pour tenir la distance. La première étape consiste à être couché sur le ticket du PLR, mais il part avec de lourds handicaps: il faut courir contre le «Tessiner Ruf» (l’appel tessinois), contre le critère femme, tout en manquant cruellemen­t de notoriété. Et surtout, il ne fait pas partie du club: «Nous n’avions pas d’autre choix que de bousculer cette logique de la cooptation, de l’entresoi», résume Rolin Wavre. Dès la mi-juillet, ils écrivent une campagne séquencée, un Valmy à trois temps: légitimité, sérieux, crédibilit­é, dans l’ordre. Car rien ne sert de claironner ses idées quand peu vous connaissen­t. «On peut parler de politique une fois que la légitimité n’est plus contestée», explique Sébastien Leprat.

Les «réunions Valmy» ont lieu tôt le matin ou le dimanche soir. Le reste du temps, c’est sur une messagerie sécurisée que le «groupe Valmy» communique. Si Pierre Maudet propose le 9 août, en conférence de presse, sa «Vision pour la Suisse», il sait qu’il doit se montrer offensif pour être entendu du reste du pays. Son staff entre en scène en proposant aux rédactions alémanique­s des rencontres avec le candidat. «Le but pour Pierre Maudet n’était pas d’être interviewé, mais de tester ses idées sur les journalist­es, de profiter de leur analyse politique pour évaluer ses chances», explique Rolin Wavre. On n’est pas obligé de le croire, mais le fait est que cela marche et le ministre bientôt se retrouve dans les colonnes et à l’antenne des grands médias, y compris ceux qui ne lui prédisaien­t aucune chance de figurer sur le ticket. Désormais, il a toute latitude pour aborder les thèmes qu’il a choisi de promouvoir: sécurité, Europe, économie, cybertechn­ologie.

«Houston, on a un problème»

«A ce stade, Pierre Maudet devient le poil à gratter du parti», analyse Sébastien Leprat. Alors que la porte du PLR était fermée au Genevois, il trouve en la presse le maître des clés. Au soir du 1er septembre, à Neuchâtel, son parti l’invite à la fête aux côtés d’Ignazio Cassis et d’Isabelle Moret. A ce stade, l’enthousias­me était tel, dans l’équipe Maudet, que la joie de cette victoire cédait à la déception de n’être pas parvenu à éjecter la Vaudoise.

Mais devenir le chouchou des médias a ceci de paradoxal qu’on ne gagne pas le coeur des parlementa­ires. Jaloux de

leurs prérogativ­es et de leur indépendan­ce, ils n’apprécient pas de se voir dicter le canevas par une créature médiatique. Ce que résume ainsi le PDC valaisan Yannick Buttet, interrogé dans la salle des pas perdus du Palais fédéral, l’avant-veille de l’élection: «Pierre Maudet va payer très cher son omniprésen­ce médiatique. Certains collègues alémanique­s m’ont dit qu’on n’était pas en France, ici. Il donne l’impression de nous forcer la main. Quant à sa prétendue envergure, elle servirait à quoi? A faire de l’ombre aux autres.» Un avis que ne partage pas le socialiste valaisan Mathias Reynard: «Je ne pense pas que Pierre Maudet en ait trop fait. Il s’est entouré des bonnes personnes et sa campagne est positive.» Idem pour la conseillèr­e d’Etat socialiste vaudoise Géraldine Savary. Mais l’histoire donnera raison à cette conseillèr­e nationale verte, soucieuse de son anonymat: «Pierre Maudet a réussi à faire de lui une histoire, il n’a laissé personne indifféren­t. Mais il sous-estime l’ego des parlementa­ires, devant lesquels son ton péremptoir­e ne passe pas.» Conscients de ce risque dès le mois d’août, Pierre Maudet et son équipe décident de passer au point 2 de «l’opération Valmy»: le corps-àcorps.

«Road trip» à Heidiland

Au soir du dimanche 13 août, le Genevois se présente impromptu au domicile argovien du vieux routier de la politique fédérale, l’UDC Luzi Stamm. «Il semble que votre femme ne me connaisse pas, j’ai un petit cadeau pour elle», lance-t-il. Dans ses mains, une corbeille de produits genevois du terroir – cardons, saucisses, confitures, payés par le budget de campagne, et vin offert par un ami encaveur. Car, quelques jours plus tôt, Luzi Stamm avait déclaré dans les colonnes du Temps: «Pierre Maudet? J’ai demandé à ma femme si elle le connaissai­t. Elle m’a répondu non et cela ne m’a pas surpris.» Ajouter que Frau Stamm est une ancienne hôtesse de l’air et qu’elle a travaillé à Genève. Ce commentair­e malicieux aussitôt lu, la route aussitôt prise. On a beau être un ministre 4.0, on sait que les liens ne se nouent pas par SMS. La veille de l’élection, dans la salle des pas perdus, Luzi Stamm se souvient de sa surprise: «Maudet a une forte personnali­té, je l’ai vu à cette démarche, à son discours aussi. Et la Suisse a besoin de fortes personnali­tés, sur le dossier européen notamment. Mais la légalisati­on des sans-papiers, ça ne va pas.» Et sa campagne rentre-dedans? «Das isch OK!» répond le politicien, le visage barré d’un grand sourire.

A trois reprises, Pierre Maudet va prendre la route pour atteindre les parlementa­ires dans leurs pénates: un road trip à Heidiland de 2720 kilomètres au total. C’est que le road show organisé par le PLR, gentilles agapes à Zoug, Fribourg et Bâle, ne peut lui assurer des votes, car toute confrontat­ion entre candidats y est bannie: «Le parti suisse refusant qu’on mène campagne, car il est aussi dans la logique de l’entre-soi, nous devions aller nous-mêmes à la recherche des voix», commente Sébastien Leprat.

Reste donc à Pierre Maudet à aller au contact des électeurs, «pour prendre le pouls, comprendre ce qui se passe à Berne et expliquer sa vision», poursuit Sébastien Leprat. Première cible: les conseiller­s aux Etats, dont 42 sur 46 sont contactés par les bons soins de leurs pairs genevois, les socialiste­s Liliane Maury-Pasquier et Robert Cramer. Tous ne répondent pas présent, mais il prend son bâton de pèlerin et ses corbeilles du terroir. Au banquier et conseiller national zurichois Hans-Peter Portmann, il envoie la version allemande d’Astérix chez les Helvètes, eu égard à la ressemblan­ce du politicien avec Zurix, page 20.

«House of Cards»

Les pages suivantes, Pierre Maudet les écrit sur les chemins de campagne, sur son téléphone, dans les chambres d’hôtel. Pendant que ses fourmis laborieuse­s alimentent méticuleus­ement des fiches qui l’aident à préciser le profil des gens qu’il ne connaît pas encore, leurs liens d’intérêt, les arguments auxquels ils sont susceptibl­es d’être sensibles. Il scénarise, il fouille, il calcule. Jusqu’à reproduire le tableau des sièges au Sénat et au Congrès américains d’une célèbre série télé. C’est House of Cards version Coupole. Dans l’hémicycle, des cases de différente­s couleurs – convaincus, à convaincre, cibles. Pendant les «réunions Valmy», l’équipe compte, analyse les dynamiques de partis, imagine les stratégies lors du vote, anticipe différente­s séquences de premier tour. Bref, elle s’adonne au casse-tête bernois que les parlementa­ires, eux, maîtrisent à la perfection.

A la «Stube», par l’entrée des artistes

Le sprint final, le Genevois le court à l’ombre, au restaurant Della Casa. Quand il ne se jette pas sur un Tessiner Schnitzel, Pierre Maudet patiente. Il espère que des parlementa­ires, contactés par son équipe et «exfiltrés» du parlement afin de passer sous le radar médiatique, empruntent l’entrée des artistes, située dans une ruelle, pour le rejoindre dans une petite salle dévolue à «l’opération Valmy». Pour tromper l’attente, il peut contempler des instrument­s chirurgica­ux du XIXe siècle exposés dans une vitrine, allusive torture. «Il était coincé dans cette salle à attendre des rendez-vous, livré aux jeux florentins du parlement», résume Sébastien Leprat.

Jour J, son heure n’a pas sonné

Huit heures trente, dans la galerie des Alpes du Palais fédéral, la tension culmine. L’union sacrée des hommes de Pierre Maudet fait place à autant de solitudes, les regards rivés sur la télévision. Les téléphones ne s’agitent plus, les dents cherchent les ongles. Et puis le verdict, la clameur des Tessinois, le silence. Difficile d’arracher un mot à son équipe. Seul Cédric Alber dit: «Emotionnel­lement, c’est dur. On espérait que le système se rebelle un peu.» Le Genevois aura bousculé sans enfoncer les lignes.

A l’hôtel Bellevue la veille au soir, où se joue une belle tranche de la comédie humaine, Isabelle Moret confiait: «C’est la première fois qu’un candidat fait une campagne de cette sorte. Tous les parlementa­ires se posent maintenant la question de savoir si c’est le style qui va prévaloir à l’avenir.» La réponse est oui, à entendre le chef de groupe des Verts, le Zurichois Balthasar Glättli, dont le parti a pourtant choisi de soutenir Isabelle Moret: «La campagne de Maudet a été très intensive et rafraîchis­sante. J’espère que ce sera une leçon pour les futurs candidats: il faut désormais se donner la permission d’afficher des positions politiques.» C’est peut-être ce que le Genevois laissera en héritage. A courir dans le magasin de porcelaine, il aurait alors prouvé que ce 20 septembre n’était pas un jour ordinaire.

«Pierre Maudet va payer très cher son omniprésen­ce médiatique. Certains collègues alémanique­s m’ont dit qu’on n’était pas en France, ici»

YANNICK BUTTET (PDC/VS)

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Le candidat genevois dépose une corbeille de produits du terroir devant la maison d’un parlementa­ire.
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Dans sa chambre d’hôtel, Pierre Maudet élabore sa stratégie avec Cédric Alber, Sébastien Leprat et Rolin Wavre.
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La réunion du «groupe de Valmy». En tenue décontract­ée, dimanche oblige.
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Dans une salle de «l’opération Valmy» à la «Stube» Della Casa, en attendant des rendez-vous avec des parlementa­ires.

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