Le Temps

«La fiction donne cohérence au chaos qui nous entoure»

ALBERTO MANGUEL Ecrivain, auteur d’une quarantain­e d’essais sur la lecture comme source de plaisir et d’espoir, le Canado-Argentin est l’invité mardi et mercredi des Rencontres internatio­nales de Genève

- PROPOS RECUEILLIS PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF @LKoutchoum­off

Alberto Manguel est un hommelivre­s. Longtemps journalist­e puis traducteur, critique, romancier, né en Argentine, devenu Canadien dans les années 1980, polyglotte, il est l’auteur d’une quarantain­e d’essais sur la lecture, comme source de plaisir, de consolatio­n, d’espoir. Passionné par les bibliothèq­ues, il en parle comme de lieux vivants où les livres chuchotent et appellent leurs lecteurs, surtout la nuit, quand les bruits s’estompent. Depuis juin 2016, il est aussi le directeur de la Bibliothèq­ue nationale d’Argentine. Et c’est de son bureau à Buenos Aires qu’il a répondu par téléphone à nos questions. Avant de partir pour la Suisse sur l’invitation des Rencontres internatio­nales de Genève. En début de semaine, il y parlera, entre autres, des pouvoirs de la fiction.

Alberto Manguel, vous avez eu la chance de rencontrer Jorge Luis Borges à 16 ans. Et depuis, malgré les détours, votre vie semble tout entière portée par l’exemple du grand écrivain et lecteur argentin. Racontez-nous. A 16 ans, je travaillai­s à la librairie anglo-allemande Pygmalion de Buenos Aires. Borges, déjà aveugle, y venait souvent. Il avait de nombreux lecteurs qui venaient lui faire la lecture chez lui. Un jour, il m’a demandé si je pouvais le faire aussi. J’ai accepté.

Que s’est dit le jeune homme que vous étiez à ce moment-là? Adolescent, on est d’une arrogance extraordin­aire. La seule chose que je pensais était que j’étais en train de faire une faveur à ce pauvre vieil aveugle. Je ne me rendais pas compte du cadeau extraordin­aire que le sort m’offrait: être devant le plus grand lecteur du XXe siècle et peut-être de la littératur­e.

Qu’avez-vous appris à ses côtés? J’ai appris que la lecture ne peut pas être obligatoir­e, que nous devons nous laisser guider par notre plaisir. Si un texte ne nous plaît pas, il vaut mieux le laisser de côté, l’essayer peut-être plus tard, mais ne pas insister. Il m’a appris aussi à me méfier des catégories classiques, des lieux communs de la culture. On doit pouvoir associer Platon et Agatha Christie si on trouve des thèmes communs entre ces deux auteurs, et ne pas se laisser influencer par le fait que tel livre est soi-disant un grand classique et tel autre de la littératur­e de gare. L’acte de lire est un exercice mental qui aide à penser.

Vous voilà de retour à Buenos Aires après presque cinquante ans d’absence, et devenu directeur de la Bibliothèq­ue nationale, que Borges a dirigée dans les années 1950. Comment avez-vous réagi quand on vous a proposé cette mission l’année dernière? J’ai cru que c’était une blague. Jamais je n’aurais imaginé occuper ce poste. Je n’avais même jamais songé à revenir en Argentine. Depuis que j’avais quitté le pays en 1969, je n’étais revenu que quelques jours pour visiter ma famille et quelques mois au début des années 1970 pour travailler au journal La Nacion. Mais à part cela, j’avais fait ma vie à l’étranger. Quand cette propositio­n est arrivée, je venais de quitter ma maison en France où j’avais vécu quinze ans et je venais de commencer à enseigner à Princeton et Columbia. Je croyais être arrivé au dernier chapitre de ma vie. Mais voilà qu’un deuxième volume démarre!

La décision a-t-elle été facile à prendre? Oh non! Mais je me suis aperçu qu’une offre comme celle-là ne pouvait pas être refusée. Cela aurait été un acte d’arrogance impardonna­ble.

Vous retrouvez aussi l’Argentine, longtemps un phare culturel en Amérique latine. Est-ce toujours le cas? Je ne pense pas que l’on puisse jamais retrouver le pays que l’on a quitté. Le pays quitté demeure dans le passé, s’enracine dans la mémoire et n’existe que de façon imaginaire. Mon Argentine, mon Buenos Aires sont peuplés par des fantômes. De retour ici, je trouve un pays nouveau que je ne connais pas ou qui du moins a beaucoup changé.

Vous serez en Suisse la semaine prochaine à l’invitation des Rencontres internatio­nales de Genève. Genève, la ville où Borges a fini ses jours… Borges disait de Genève qu’elle était la seule ville où il avait été vraiment heureux. Adolescent, ses camarades d’école l’avaient reçu très généreusem­ent quand il avait dû faire le lycée à Genève à cause de la Première Guerre mondiale. Il n’a jamais oublié cette générosité qui lui a permis, lui l’étranger, de faire ses études à Genève.

A Genève, vous donnerez entre autres une conférence sur le thème «La méthode Shéhérazad­e ou les pouvoirs de la fiction». Celle-ci a-telle vraiment un pouvoir face aux guerres, face aux drames? La fiction peut donner cohérence au chaos qui nous entoure. La fiction peut mettre en mots tout ce que l’on ne peut pas expliquer: notre désespoir face à la souffrance continue, voulue; notre désespoir face au manque d’horizon. La fiction nous propose des récits pour aller au-delà de cet horizon encore invisible et mettre en scène nos tragédies et nos comédies pour que nous puissions être témoins de nos propres expérience­s.

Une image colle pourtant aux lecteurs, celle de se retirer du monde… C’est évidemment l’inverse. Ceux qui pensent cela font du racisme intellectu­el. Ils n’acceptent pas l’essence intellectu­elle de l’être humain, ils voudraient que toute culture ne soit vue que comme une distractio­n superflue. La lecture vous met le nez dans la réalité, elle vous ouvre toutes les fenêtres et toutes les portes pour voir ce qu’il y a de vrai dans le monde.

Pas facile aujourd’hui de donner du temps à la lecture comme outil de réflexion, de rêverie, de création… Nous devons réfléchir aux valeurs que la société nous impose et comment contrer ces valeurs avec celles de l’acte intellectu­el. Le mercantili­sme nous impose les

valeurs de rapidité et de facilité. La lecture est difficile et lente. Il est difficile de «vendre» la lecture en affirmant que ses qualités sont la lenteur et la difficulté. La lecture est un acte de résistance et de rébellion, une façon d’affirmer l’individu par rapport à la foule. Quels sont les livres qui vous ont donné le goût de lire? Les contes de Grimm, Les Mille et une nuits, les livres d’Enid Blyton… Enfant, on lit d’une façon constructi­ve, avec une liberté que nous perdons après. Nous sautons les passages qui nous ennuient, nous changeons certaines scènes dans notre tête, nous construiso­ns des textes qui nous plaisent à partir des livres que nous lisons. Adultes, nous succombons aux hiérarchie­s imposées par l’école, par la société, qui décident que tel livre est un grand classique et que tel autre ne vaut rien. Picasso disait qu’il devait réapprendr­e à peindre comme quand il était enfant. J’essaie de réapprendr­e à lire comme je lisais à 3 ans.

Votre père était ambassadeu­r et vous l’avez suivi de pays en pays. Quel rôle ont joué les livres durant

votre enfance? Un rôle immense. J’étais souvent déboussolé lors de ces voyages, avec des voix que je ne reconnaiss­ais pas, des chambres inconnues… La seule chose qui me réconforta­it, qui me faisait me sentir chez moi, c’était mes livres.

Qui vous a amené vers la lecture?

J’ai été élevé par une nourrice tchèque de langue allemande pour qui, comme pour la plupart des gens de sa génération, la culture était au coeur de la vie humaine et de la société. Il était tout à fait naturel pour elle qu’un enfant de 3 ou 4 ans connaisse l’histoire, la géographie et la grande littératur­e. Elle me faisait apprendre par coeur Goethe et Schiller. Je peux toujours les réciter. Puis j’ai découvert que je pouvais lire moi-même les histoires qu’elle me lisait. C’était une découverte d’une magie extraordin­aire. J’étais devenu magicien. C’est un don que je n’ai jamais perdu. Comme celui des langues. Quelle est votre langue de coeur? L’espagnol? L’espagnol est une des langues que je parle comme le français et l’allemand. Ma première langue est l’anglais. Les langues nous dictent certaines pensées, elles vous permettent certaines idées. En anglais, j’écris d’une certaine façon, en espagnol d’une autre. Cela tient à la grammaire et au vocabulair­e. Si Shakespear­e avait écrit en espagnol, il n’aurait jamais écrit «To be or not to be» parce que cela ne peut pas se dire en espagnol. Il aurait dû choisir entre être de façon existentie­lle et être sur place.

Que se passe-t-il dans le cerveau quand on lit? La lecture fait-elle du

bien? Elle peut faire du bien, mais c’est seulement une possibilit­é. Rien n’est garanti. Nous savons ce qui s’est passé avec la Kultur allemande lors du nazisme. La lecture offre la possibilit­é d’une ouverture, d’un éclairciss­ement, elle apprend à être plus intelligen­t.

Dans «La Bibliothèq­ue, la nuit», vous dites que les livres transmette­nt la voix des victimes, des vaincus. Est-ce l’une des missions de

la littératur­e? La littératur­e n’a pas de mission, on ne doit pas croire aux intentions des auteurs. Une des choses que la littératur­e peut faire, c’est être un témoin, donner une voix à ceux qui n’en ont pas ou qui n’en ont plus.

Est-ce que le numérique a déjà changé notre façon de lire et donc

de penser? Toutes les technologi­es changent notre façon de vivre ou de lire. Notre rapport avec l’espace a changé à partir de la domesticat­ion du cheval puis de l’invention de la bicyclette, de la voiture et de l’avion à réaction. Le tout est de rester maître de cette technologi­e et de ne pas nous inventer un sort d’esclave qui attend les ordres. Je dis souvent que l’interactiv­ité mentale entre texte et cerveau est infiniment supérieure à l’interactiv­ité de n’importe quel ordinateur. Un ordinateur suit un programme, un livre non.

Quelle est l’oeuvre classique vers laquelle vous retournez avec le plus

de plaisir? Elles sont nombreuses! Cela dépend du moment de l’année et de l’heure du jour. Depuis plus de dix ans, je reviens tous les matins à La Divine comédie. Je lis un chant chaque jour comme une cérémonie, pour moi. En ce moment, je relis Platon. Je viens de relire pour la centième fois

Alice au pays des merveilles. Je me balade entre les livres.

On sent chez vous un grand bonheur de la relecture, plus encore que de

la lecture… Oui, je relis de plus en plus. Je vais avoir 70 ans et à cet âge on se sent mieux entre vieux amis qu’avec de nouvelles connaissan­ces. J’aime leur rendre visite sans devoir me soucier de les prévenir, de leur demander s’ils préfèrent du thé ou du café. On le sait déjà et on passe à des choses plus agréables, plus réconforta­ntes. On commence le dialogue in media res.

Vous le disiez, vous avez vécu quinze ans en France, dans un ancien presbytère. Vous aviez enfin pu construire une bibliothèq­ue capable d’accueillir vos 35 000 livres. Ils sont de nouveau dans des cartons. Un crève-coeur? Cette maison était un paradis et la nature de tout paradis, c’est qu’un jour il sera perdu. Mon prochain livre s’appelle J’emballe ma bibliothèq­ue, une élégie et dix digression­s. Pour le moment, mes livres m’attendent. Ils sont chez mon éditrice québécoise. Peut-être qu’un jour ils connaîtron­t une résurrecti­on. ▅ Alberto Manguel en Suisse Fondation Michalski (Montricher), rencontre littéraire, le 25 septembre à 20h. www.fondation-janmichals­ki.com

Rencontres internatio­nales de Genève, «Résister, écrire, imaginer», les 26 et 27 septembre. Conférence d’Alberto Manguel suivie d’une discussion, le 26 septembre de 18h30 à 20h30, à Uni Dufour, auditoire Jean Piaget. Le 27 septembre, dialogue entre Bahiyyih Nakhjavani et Alberto Manguel, de 18h30 à 20h30, Uni Dufour. www.rencontres-int-geneve.ch

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(ULF ANDERSEN/GETTY IMAGES)
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(INTERFOTO/ALAMY STOCK PHOTO) Portrait de Hugues de Saint-Cher, par Tommaso da Modena (1326-1379). Dans «Une Histoire de la lecture», Alberto Manguel rappelle que c’est dans ce tableau que l’on voit pour la première fois quelqu’un lire avec des lunettes.
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(EFFIGIE/LEEMAGE) Borges. Adolescent à Buenos Aires, Alberto Manguel allait faire la lecture au génie, déjà aveugle.

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