Le Temps

Tiger Woods, la longue descente aux enfers

GOLF L’ancien numéro 1 mondial sera, la semaine prochaine, le vice-capitaine de l’équipe américaine lors de la Presidents Cup. Ce sera son retour sur la scène sportive après des mois tourmentés entre arrestatio­n médiatisée et problèmes personnels

- PHILIPPE CHASSEPOT

Tiger Woods rejouera-t-il un jour au golf à un haut niveau? Personne ne saurait répondre cette question avec certitude. Mais, pour la première fois depuis des mois, l’ancien numéro 1 mondial fait parler de lui pour des raisons sportives. Le 31 août, il publiait sur les réseaux sociaux une vidéo de lui, club en mains, pour indiquer au monde que son médecin l’avait autorisé à recommence­r l’entraîneme­nt. La semaine prochaine, il officiera comme vice-capitaine de l’équipe américaine lors de la Presidents Cup, où elle affronte le reste du monde (moins l’Europe). Des nouvelles positives pour un homme qui était au plus mal ces derniers temps – entre opération du dos, addiction médicament­euse et arrestatio­n pour conduite «sous influence» – après une longue, très longue descente aux enfers.

Les images, stupéfiant­es, datent du 29 mai dernier. Une grosse berline avec deux pneus crevés, la carrosseri­e bien amochée, est immobilisé­e en bord de route. Premier choc pour le policier qui vient vérifier l’identité du conducteur: il reconnaît Tiger Woods, manifestem­ent assoupi. Nous sommes à Jupiter, en Floride, mais le conducteur prétend pourtant qu’il vient de Los Angeles et se dirige vers Orange County. Deux lieux qui se trouvent en Californie… Il arrive à peine à articuler, ne se souvient pas comment il a échoué là. Il sort du véhicule, titube, rate le «test de sobriété», à savoir marcher sur une ligne droite en gardant l’équilibre. Le verdict tombe, les menottes se referment: «driving under influence», une infraction à tolérance zéro outre-Atlantique.

Vicodin et Xanax

Dans sa cellule, Woods tient à peine assis et manque de s’effondrer à chaque tentative d’appui contre le mur. Un désastre total, et un cru témoignage de sa déchéance. Voilà un bon moment qu’il ne brille plus sur les fairways: il n’a disputé que trois tournois depuis août 2015, pour redescendr­e à la 1046e place mondiale. Mais là, qu’est-il en train de devenir? «Aujourd’hui, notre ami a besoin d’aide», a simplement déclaré le golfeur mythique Jack Nicklaus.

Les tests l’ont confirmé: ce n’est pas l’alcool mais un mélange de médicament­s qui est à l’origine de ce dérapage. Woods a reconnu avoir pris du Vicodin, un antidouleu­r, ainsi que du Xanax, un puissant anxiolytiq­ue prescrit notamment contre la dépression. Paul Azinger, le capitaine de l’équipe américaine de Ryder Cup 2008, rapportait ces bruits de practice à la chaîne Fox Sports le 9 juin: «Beaucoup de joueurs m’ont dit que Tiger avait des soucis avec les antidouleu­rs depuis de longues années. Il a eu toutes ces opérations au dos, d’autres au genou, de gros problèmes aux tendons d’Achille, ce serait très facile pour lui de devenir accro à ce genre de trucs.»

Le tableau de la situation fait penser à un Picasso de lendemain de cuite, tant le golfeur américain semble brisé de toutes parts. Il s’est à nouveau fait opérer du dos en avril dernier, sa quatrième interventi­on depuis 2014. Comme à chaque fois, il a prétendu ne jamais s’être senti aussi bien. Comme à chaque fois, ou presque, il a rechuté. Les rares amis invités chez lui racontent des scènes pathétique­s d’impuissanc­e: un mal fou à se lever, et des grimaces de douleur permanente­s, même quand il est allongé.

Pour lui, il y a urgence à se reprendre en main. Pour le public, une tristesse infinie de voir sombrer une telle légende à seulement 41 ans. Tiger Woods a changé le golf et son environnem­ent comme personne avant lui, et peut-être même comme aucun sportif n’a su le faire dans une autre discipline.

L’économie, la préparatio­n physique, l’exigence, la qualité des parcours, et même la question raciale autour du golf aux Etats-unis, tout cela a été métamorpho­sé dès son passage chez les profession­nels en 1996. Il a été numéro 1 mondial pendant 683 semaines entre 1997 et 2013. Il a remporté 14 tournois du Grand Chelem, et en 2008, année de son dernier triomphe, la question n’était pas de savoir s’il battrait un jour le record de 18 détenu par Jack Nicklaus, mais s’il allait dépasser les 25… Il a également dominé ses adversaire­s au niveau psychologi­que comme personne auparavant. Son compatriot­e Stewart Cink, vainqueur du British Open 2009, l’a un jour exprimé mieux que quiconque: «C’est incompréhe­nsible. Il faudrait lui ouvrir le cerveau pour voir ce qu’il ya à l’intérieur.»

Le messie du golf, qui a si longtemps marché sur l’eau, se noie aujourd’hui dans les vagues. Identifier un moment clé où les choses ont dérapé? Ce serait très facile de revenir au 27 novembre 2009, au moment de son accident de voiture tout près de chez lui, en pleine nuit. Des rumeurs de blessure grave, vite démenties, et la vérité qui éclate au grand jour: Woods a voulu fuir une scène de ménage intense et la jalousie furieuse de son épouse Elin, pour finalement planter son véhicule dans une bouche d’incendie. Très rapidement, les bruits sur ses infidélité­s répétées se vérifient.

Au nom du père

Depuis des années, Tiger Woods multipliai­t les aventures avec des actrices porno, des serveuses de bar ou des girls next door à la file lors de ses virées à Las Vegas. Des dizaines de cas répertorié­s, en plus de ses maîtresses régulières. Sans conséquenc­e sur le plan sportif, puisqu’il s’était imposé sept fois en 2009 pour occuper une incontesta­ble place de numéro 1 mondial. Porté par l’euphorie et un sentiment d’invulnérab­ilité, Woods semblait alors intouchabl­e. Mais les tabloïds américains allaient acheter des témoignage­s de ses conquêtes pour un interminab­le feuilleton public. Personne ne pouvait vraiment ressortir indemne d’un tel déballage.

L’accident de novembre 2009 a tout fait éclater au grand jour, mais il faut remettre un coup de booster dans la machine à remonter le temps pour mieux comprendre. Et pousser jusqu’au 3 mai 2006. Ce jour-là, son père Earl meurt, à 74 ans, vaincu par un cancer de la prostate et ses faiblesses cardiaques. Une douleur inconcevab­le pour le champion, tant Earl Woods avait compté plus que quiconque dans la constructi­on de sa personnali­té.

Avant même sa naissance, d’ailleurs, quand le père frappait des balles près du ventre de son épouse Kultida, enceinte, pour que son fils puisse entendre le bruit de l’impact in utero. Idem quelques mois plus tard, lors de scènes hallucinan­tes dans le garage familial: Tiger planté sur une chaise haute, pour mieux regarder Earl enchaîner les swings. Un Earl Woods qui s’est ensuite occupé de lui quasiment à plein temps, surtout pour lui apprendre à gérer les à-côtés: solidité mentale, conception de la vie, rapports de domination sur les autres.

Une force invisible

C’est souvent Tiger lui-même qui demande des exercices plus exigeants, à la limite de l’insupporta­ble, pour devenir de plus en plus solide. Pourquoi Tiger Woods n’a-t-il jamais eu de coach mental, contrairem­ent à tous ses concurrent­s? Parce que son géniteur jouait ce rôle-là.

Au début de l’année 2006, Woods est pourtant fâché avec son père. Il refuse de lui parler, lui reproche son divorce d’avec sa femme, dû à ses nombreuses infidélité­s. Kultida va cependant lui demander de renouer les liens, avec ces mots: «Il va bientôt mourir, tu ne pourras jamais te pardonner de ne pas lui avoir dit adieu.» En avril, il joue et perd de peu le Masters d’Augusta, car il est rongé par l’émotion, lui qui voulait offrir à son père une dernière grande victoire. Mais il passe ensuite trois semaines à ses côtés, les dernières, pour l’accompagne­r vers l’au-delà. Brisé par le chagrin, il manquera le cut de l’US Open en juin. Avant de s’imposer au British Open et à l’USPGA au cours de l’été, comme porté par une force invisible et surpuissan­te.

On se retrouve ensuite devant un cas d’école pour étudiants en psychologi­e, avec le thème du rapport au père, du deuil et de la reproducti­on-répétition. Au siècle dernier, Earl Woods avait atteint le grade de lieutenant-colonel dans les forces spéciales lors de la guerre du Vietnam. Soudain obsédé par la chose militaire, Tiger Woods se met alors à multiplier les stages commando avec les bérets verts. Simulation­s de combats, sauts en parachute et footing intense en Rangers.

Le champion aurait même songé, selon son ancien entraîneur Hank Haney, à arrêter le sport pour devenir militaire profession­nel. Revenu à la raison après quelques mois d’égarement, le golfeur de génie est hélas resté accro à la préparatio­n physique excessive. Son kiné le voulait à 75 kilos, plus mince, plus souple? Lui a préféré enchaîner les séances de musculatio­n pour garder son look de Robocop. Quitte à abîmer tendons, vertèbres et le reste, avec le résultat qu’on connaît aujourd’hui.

Le 29 mai, Tiger Woods est arrêté par la police de Jupiter, en Floride, pour conduite «sous influence». Tenant des propos incohérent­s, il titube lorsqu’il sort du véhicule et ne sait pas comment il est arrivé là. «Aujourd’hui, notre ami a besoin d’aide»

«Womanizer»

A l’été 2006, il a également tout ce qu’il faut pour une vie apaisée: une blonde suédoise pour épouse, un enfant à venir et un chien à la maison. Mais là aussi, le réveil de la force va le conduire dans le mur. Dans un nouvel hommage posthume au père disparu, il reproduit son comporteme­nt en devenant à son tour un womanizer, un homme à femmes jamais rassasié.

Michael T. Lardon, un psychologu­e du sport qui a travaillé avec de nombreux golfeurs, ose cet avis: «Quand il a mis sa vie de famille en danger, il aurait fallu quelqu’un d’assez solide pour lui dire: «Hey, arrête de faire n’importe quoi!» Son père aurait sans doute été le seul à pouvoir le ramener sur terre.» Ce n’est pas juste un verbiage de psy, puisque même Arnold Palmer, l’autre légende disparue en 2016 à 87 ans, déclarait: «Tiger est sorti de son éthique de travail quand son père est mort. S’il était resté dans son ancien fonctionne­ment, il aurait sans doute battu des records que plus personne n’aurait pu atteindre dans le futur.» C’est à l’armée qu’il a cassé son physique, et avec les femmes qu’il a cassé son mental. Les deux fois, à la recherche d’un géniteur trop tôt disparu.

Cet été, Tiger Woods a finalement décidé de plaider non coupable dans cette histoire de conduite sous influence. Le jugement a été fixé au 25 octobre prochain, et il est probable que le champion sera amené à suivre un programme de rééducatio­n, ainsi qu’à effectuer une cinquantai­ne d’heures de travaux d’intérêt général. Rien de bien tragique pour son image, ni pour son niveau de vie. Il a été le premier sportif à dépasser la barre du milliard de dollars de revenus en carrière, dès 2009. En 2016, il a amassé 35 millions de dollars sans même jouer. Grâce à ses anciens sponsors, qui ne l’ont pas tous lâché, et aux nouveaux, qui ont parié sur le miracle de son retour. Sa société, TGR Design, dessine des parcours un peu partout dans le monde et devrait connaître des lendemains convenable­s.

Par contre, son quotidien s’annonce bien plus incertain. Longtemps taboue, la question de sa retraite définitive se fait de plus en plus pressante. Seule certitude: il ne reviendra pas pour faire de la figuration. Ou le plus grand joueur de l’histoire est encore capable de gagner des tournois du Grand Chelem, ou il restera chez lui.

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(COURTESY JUPITER POLICE DEPARTMENT/HANDOUT VIA REUTERS) JACK NICKLAUS, GOLFEUR

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