HONNÊTE COMME ART SPIEGELMAN
L’écrivain Eugène raconte comment l’auteur de «Maus» l’a inspiré et nourri.
«Tu dois lire Maus.» C’était la fin du siècle passé. Et cette injonction, on n’arrêtait pas de me la répéter. Un ami dramaturge à Lausanne, une copine graphiste de Genève, une prof de français à Zurich. Certains livres s’imposent à vous. Par le truchement d’amis lecteurs, ils vous somment de les ouvrir. Alors j’ai lu Maus.
Un vrai choc esthétique! Utiliser le langage de la fable pour raconter une des pires horreurs de l’Histoire: la destruction des juifs d’Europe par le régime hitlérien. Les juifs sont dessinés en souris et les nazis en chats. Du coup, toute l’Europe devient une souricière. L’image est si simple et effrayante. Quant aux Polonais, Spiegelman les a représentés en cochons. Du coup, lorsqu’une famille juive polonaise se fabrique de faux passeports, ils nouent sur leur visage des petits masques de cochon.
Mais ce qui m’a le plus intéressé, c’est la position d’Art Spiegelman. Il ne se contente pas de traduire en dessins les heures de témoignages de son père, rescapé d’Auschwitz. Il se met en scène en train de se disputer avec son père, qui ne cesse de comparer sa vie newyorkaise dans les années 1970 avec ce qu’il a enduré dans les camps de concentration. Comme s’il n’en était jamais revenu complètement. Peu à peu, le lecteur comprend le vrai enjeu de Maus: comment survivre à un survivant?
AU MILIEU DU SHOW-BUSINESS
Le premier tome de Maus remporte un immense succès. Art Spiegelman intègre cette nouvelle donne dans le tome suivant. Au chapitre 2, on découvre l’artiste à sa table de travail. A ses pieds, une montagne de cadavres. La TV l’interviewe; un producteur lui propose de réaliser une mini-série. Comment continuer à travailler honnêtement au milieu du show-business? Dans ces cases vertigineuses, Spiegelman se représente lui-même portant un masque de souris. C’est son identité juive qu’il creuse dans cette BD, mais il en existe évidemment d’autres. Nos «moi» s’entremêlent et se nourrissent les uns des autres.
Quelques années après cette lecture, les Editions La Joie de lire m’annoncent qu’elles lancent une nouvelle collection: Rétroviseur. Proposer à des écrivains de raconter leur jeunesse en une vingtaine de chapitres. Ma première réaction est de refuser. Il ne m’est rien arrivé. Puis, j’ai pensé à Art Spiegelman. Au fond, à lui non plus, il n’est rien «arrivé». Il a grandi à Brooklyn avec ses copains. Certes, sa mère rescapée des camps s’est suicidée quand il était ado. Mais il n’a traversé aucune guerre. Et pourtant, il a trouvé un moyen pour se raconter, en touchant les lecteurs. C’est pourquoi le premier chapitre de La Vallée de la jeunesse (2007) est consacré à cette réflexion: toutes nos vies sont uniques. Personne n’est interchangeable. On a tous quelque chose à raconter.
PIQUE-NIQUER SUR LES PARKINGS
Je suis né à Bucarest, sous la dictature. J’ai débarqué en Suisse à 6 ans, en 1975. Avec papa maman, on allait pique-niquer sur les parkings des autoroutes suisses, le dimanche. Pour faire l’original, j’ai eu la polyarthrite à l’âge de 13 ans, etc. Dix ans après la sortie de mon autobiographie, je suis encore invité dans les écoles pour en discuter avec les élèves. Un vrai miracle.
Parler du monde au travers d’une fable, je m’y suis lancé en 2013 avec Le Renard et la Faucheuse (Ed. L’Aire). Un duel à mort entre un renard, c’est-à-dire l’animal le plus malin des fables, et un monstre contemporain: la tondeuse électrique automatique qu’on dépose dans nos parcs. L’affrontement a lieu dans le jardin d’une villa: un gazon tondu à 45 millimètres très exactement. Les chiens du voisinage, les chats du quartier et les moineaux sont les seuls spectateurs de ce combat à mort.
Bien sûr, j’ai des écrivains fétiches: Borges, Perec, Pierre Bayard notamment. Mais parfois, un créateur qui n’est pas directement lié aux mots m’apporte une énergie nouvelle. En résumé, j’aimerais être honnête comme Art Spiegelman; écrire avec le même sens de l’épure que Félix Vallotton; créer des personnages aussi inoubliables que Pina Bausch dans son Café Müller et aussi jouer avec la réalité avec la même grâce que Jodorowsky. Inversement, mon rêve serait qu’une de mes fictions, une de mes chroniques ou une de mes pièces de théâtre inspire un sculpteur, un chorégraphe ou un architecte…