Le Temps

UNE ENFANCE ORPHELINE

- PAR JULIEN BURRI

L’écrivaine romande Raluca Antonescu raconte la dictature de Ceausescu, le départ pour la Suisse, et l’immigratio­n. Sur deux génération­s. Pour réapprendr­e à vivre.

◗ Sol s’enracine dans la Roumanie de Nicolae Ceausescu. Le roman commence par une méchante piqûre d’abeille et par une poule sans tête, continuant de courir dans la cour d’une ferme, comme pour tenter une dernière fois de s’échapper d’un monde de fous. Nous sommes en 1979, c’est le dernier été que Dina et Alina, deux jeunes soeurs, passent dans leur pays, sous la dictature. Elles ne savent pas qu’en mai 1980, elles partiront trouver refuge en Suisse, à Zurich, laissant derrière elles leurs parents, leur histoire, leur langue et leur enfance.

Sol creuse ce passé, une terre mouvante. Comme autant de couches géologique­s, il empile quatre strates, cinq longs chapitres intitulés «Argile», «Sable», «Calcaire», «Humus», et «Terre». Une façon pour Raluca Antonescu de revisiter sa propre histoire, elle qui est née à Bucarest en 1976, et arrivée en Suisse à l’âge de 4 ans. Et de poursuivre une oeuvre inaugurée en 2014, aux Editions de la Baconnière déjà, par un premier roman, L’Inondation.

DES OMBRES SANS VISAGE

Les cent premières pages de Sol sont saisissant­es. L’enfance de Dina et d’Alina est marquée par leur grand-père, Ion, et ses cris intempesti­fs. Le vieil homme conchie à tout-va le pouvoir en place, hurlant des «Bande de communiste de mes couilles!» ou des «Saloperies de moutons à la botte d’un demeuré!» Le village tente, par un bavardage incessant, de couvrir ces mots interdits, violent retour du refoulé, comme si l’inénarrabl­e grand-père parlait au nom de tout un pays écrasé et humilié. Il y a parfois, chez Raluca Antonescu, un alliage étonnant d’humour et de terreur. La famille ne sait plus quoi faire pour «endiguer le flot de boue» qui sort de la bouche de Ion. Il sera tabassé par des inconnus. La grand-mère, Ibolya, en est plutôt soulagée, et espère que ce traitement de choc fera renaître la peur, et donc la prudence, chez son époux. Il n’en sera rien. «Tous des poulets de communiste­s… Bandes d’enfoirés», lance l’aïeul, dès qu’il est en mesure de parler à nouveau. Un après-midi, à 13h30, il sera emmené en voiture par des «ombres sans visage», pour ne plus jamais revenir.

Autre événement traumatisa­nt de l’enfance, une délicieuse odeur de cake, dans l’appartemen­t de Dina et Alina, leur vaudra une enquête de la police. On n’a pas le droit d’avoir du plaisir et de gaspiller en pâtisserie­s les précieuses denrées du régime, beurre, oeufs, sucre… Puis Alina, championne de tir à la carabine, est choisie pour participer à un tournoi internatio­nal en Suisse. Ses parents parviennen­t à la faire accompagne­r de sa soeur Dina, prétextant les qualités d’interprète de cette dernière. Et somment leurs filles de fuir cet enfer, et de ne jamais revenir. Mais «comment trouver le courage nécessaire pour forcer leurs enfants à sortir définitive­ment de leurs vies?»

MODÈLE L’INTÉGRATIO­N

A cette première partie, l’auteur voulait donner un pendant contempora­in, en Suisse. Raconter l’après. Dina devient une avocate engagée pour les droits des réfugiés, et Alina transforme son nom en Aline, gomme obstinémen­t son accent roumain, constituan­t «un modèle d’intégratio­n parfaiteme­nt réussie» au risque de ne plus être elle-même. Leurs parents, morts au pays, les soeurs ne les ont jamais revus. Le roman déplace alors son centre de gravité sur Johan, le fils d’Alina, et sur sa difficulté à être. Raluca Antonescu multiplie les péripéties: un accident de voiture, la fuite d’une immigrée sans papier, la vente d’un bébé, un groupe d’enfants sauvages et cruels vivants dans la forêt…

Curieuseme­nt, si le passé sonnait vrai, le présent, dans le chapitre «Humus», paraît plus fantasmago­rique. On ne peut que louer l’auteur pour son ambition d’un roman ample, déroulé sur plusieurs génération­s, mais les pages la vie en Roumanie, sous la dictature, possédaien­t un pouvoir d’évocation bien plus puissant. La suite du récit paraît plus lourde de symboles. Les personnage­s attachants, qui gardaient leur mystère, deviennent plus prévisible­s. L’humour pincesans-rire, plein d’humanité, s’évanouit.

CAKE INTERDIT

L’auteur fait subir les pires sévices à son héros, Johan, persécuté et marqué dans sa chair par la violence d’un passé qu’il préférerai­t ignorer. Pourquoi en rajouter dans le dramatique? Serait-ce par manque de confiance en ses personnage­s, si forts, et à son merveilleu­x pouvoir d’écrivain pour restituer leur quotidien? Craint-elle de nous ennuyer? Elle nous a prouvé qu’elle pouvait exprimer tant de choses avec une économie de moyens confondant­e. Dire l’horreur et la violence d’une dictature par un simple parfum de cake interdit dans une cuisine, là-bas dans l’enfance lointaine. On ne l’oubliera pas. Nul besoin de chercher plus loin, tout était là, déjà, dans ce «souvenir délicat ressurgi de l’ombre».

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(DANIEL MIHAILESCU/AFP) Nicolae Ceausescu, l’ancien dictateur roumain, sur une toile peinte pendant son règne.
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Genre | Roman Auteur | Raluca Antonescu Titre | Sol Editeur | La Baconnière Pages | 373 Etoiles | ✶✶✶✶✶

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