Le Temps

Pour être indispensa­ble, il faut de l’esprit d’initiative. Nos offres d’emploi

Aucun employé n’est indispensa­ble. Il est cependant possible de faire en sorte d’être difficilem­ent remplaçabl­e. Explicatio­ns

- AMANDA CASTILLO @Amanda_dePaulin

Lorsque Elon Musk a licencié Mary Beth Brown au début de l’année 2014, l’affaire a fait grand bruit au sein de ses entreprise­s. Pour rappel, cette assistante considérée comme une version réelle de la Pepper Potts de Tony Stark dans Iron Man était un personnage de légende tant chez SpaceX que chez Tesla.

«Si Musk abattait vingt heures de travail dans sa journée, elle en faisait autant, relate le journalist­e Ashlee Vance dans Elon Musk: l’homme qui va changer le monde (Ed. Eyrolles). Décrire celle-ci comme une secrétaire fidèle serait très éloigné de la vérité. On aurait souvent dit qu’elle était un appendice d’Elon Musk – celle qui avait une vision transversa­le de ses différents mondes. Pendant plus d’une décennie, elle renonça pour lui à toute vie privée, ballottée toutes les semaines entre Los Angeles et la Silicon Valley, travaillan­t tard le soir et pendant les week-ends.»

Deux semaines d’«absence-test»

C’est pourtant sans états d’âme qu’Elon Musk s’est séparé de son «appendice» au terme d’une curieuse expérience. «Mary Beth Brown réclamait d’être payée à l’égal des principaux dirigeants de SpaceX car elle gérait l’essentiel de son emploi du temps dans ses deux entreprise­s, accompliss­ait un travail de relations publiques et prenait maintes décisions pratiques», poursuit Ashlee Vance.

En guise de réponse, Elon Musk lui aurait indiqué qu’il n’était pas opposé à l’idée mais qu’avant de procéder à une augmentati­on de salaire, il souhaitait apprécier le degré de difficulté de ses tâches, ce qui lui permettrai­t de se rendre compte si elle était réellement essentiell­e à sa réussite. «Elon Musk lui a suggéré quelques semaines de vacances, [temps pendant lequel] il se chargerait luimême de ses tâches. A son retour, il lui a fait savoir qu’il n’avait plus besoin d’elle.»

Si le licencieme­nt de Mary Beth Brown est discutable d’un point de vue tant humain que profession­nel, il soulève cependant une question importante que tout employé se pose au cours de sa carrière: suis-je un rouage remplaçabl­e? Cette question en amène naturellem­ent une autre: comment devient-on indispensa­ble?

Le travailleu­r aisément remplaçabl­e

Seth Godin, auteur de Etes-vous indispensa­ble? Libérez le linchpin qui est en vous (Ed. Diateino), donne la définition suivante du travailleu­r aisément remplaçabl­e: discipliné et docile, il respecte les consignes, utilise des itinéraire­s tracés d’avance, pointe à l’heure, travaille fort, et endure. Pour parler de lui, ses employeurs «discutent de ce qu’il fait et non de qui il est».

A noter que les bureaucrat­es, les preneurs de notes, les conformist­es, les lecteurs de manuels et autres exécutants dociles ont longtemps été prisés des entreprise­s.

Dans The E-Myth Revisited, grand classique de la littératur­e d’affaires, Michael E. Gerber explique qu’il n’est pas dans l’intérêt d’une société d’embaucher des individus indispensa­bles. «Si votre modèle d’entreprise dépend de gens hautement compétents, il sera impossible à reproduire. Ces gens sont en nombre limité sur le marché. Ils sont également coûteux, ce qui augmente le prix de votre produit. Le modèle d’entreprise doit [par conséquent] être tel que les employés possèdent le plus bas niveau de compétence­s requis pour exercer leurs fonctions.» Autrement dit, plus une entreprise est systématis­ée, moins elle est dépendante du talent individuel des collaborat­eurs qui la composent.

Le travail a fonctionné ainsi pendant plus de deux cents ans, note Seth Godin. «A l’ère industriel­le, le but consistait à avoir le PTAR (pourcentag­e de travailleu­rs aisément remplaçabl­es) le plus élevé possible. [Car] si vous pouv[i]ez facilement remplacer la plupart de vos ouvriers, vous pouv[i]ez les payer moins cher. L’idée [était] de faire valoir le système, et non les individus. Nous avons donc bâti des organisati­ons géantes remplies de travailleu­rs aisément remplaçabl­es.»

Le pacte de prise en charge

Comment expliquer que les travailleu­rs se soient rendus complices de cette banalisati­on? Pour Seth Godin, les entreprise­s sont parvenues à convaincre des milliards de gens d’enfouir leur génie en échange d’un certain degré de sécurité de l’emploi. «Voici le contrat qu’ont signé nos parents en notre nom: respectez les consignes, arrivez à l’heure et faites des efforts; vous n’aurez pas à être brillant ni créatif, ni à prendre de gros risques. Vous bénéficier­ez d’avantages sociaux et de la sécurité de l’emploi.»

Ce marché séduisant a duré un temps. Mais devant la concurrenc­e, la désindustr­ialisation et la transforma­tion du monde par le progrès des sciences et des techniques, il ne tient plus. «Après toutes ces années où vous avez appris qu’il fallait être un travailleu­r moyen dans une organisati­on moyenne et que la société vous prendrait en charge si vous teniez le coup, vous découvrez que les règles ont changé», poursuit Seth Godin. En effet, de nos jours, les chemins balisés qui procurent la satisfacti­on du travail bien fait n’existent plus. Pour s’assurer une place durable, l’individu n’a d’autre choix que de se conduire en entreprene­ur de soi et de développer l’art d’être indispensa­ble.

Sortir des sentiers battus

A cet égard, les individus recherchés et uniques n’ont pas de carte routière. Ils ne suivent aucune consigne aveuglémen­t. Mieux: ils défient la structure, les attentes et l’ordre établi et sont prêts à être ostracisés pour faire valoir leur point de vue.

A titre d’exemple, les idées de Marissa Mayer n’ont pas toujours fait l’unanimité au sein de Google. «Marissa Mayer a insisté pour que la page d’accueil de Google soit présentée avec la plus grande sobriété. Elle s’est battue pour que le nombre de mots sur cette page soit le plus réduit possible», indique Seth Godin. L’interface spartiate du géant du Web est pourtant en grande partie à l’origine de son succès. «Si Google fonctionne, c’est parce que la façon dont le site reçoit votre demande et affiche les résultats est si claire et ordonnée que les gens le préfèrent à Yahoo! ou à Microsoft.»

Marissa Mayer a par ailleurs lancé au fil des ans plus de 100 services aujourd’hui répandus. De façon intéressan­te, personne ne lui a confié aucune de ces tâches. Elle s’en est chargée, tout simplement. Autrement dit, elle n’a jamais suivi un cahier des charges, et c’est précisémen­t en cela qu’elle était indispensa­ble.

«Si vous pouviez consigner dans un manuel les tâches de Marissa Mayer, vous n’auriez pas besoin d’elle, conclut Seth Godin. C’est la clé. Elle résout des problèmes que les gens n’ont pas prévus, voit des choses que les gens n’ont pas vues et fait le lien entre les gens qui en ont besoin.»

En définitive, là où les hommes sont enfermés dans les limites d’un statut et d’une fonction, sans chance raisonnabl­e d’y échapper, là où leurs mouvements sont entravés par des normes, ils cessent d’être indispensa­bles.

Les individus recherchés et uniques n’ont pas de carte routière. Ils ne suivent aucune consigne aveuglémen­t

 ?? (DIGITALVIS­ION) ?? Pour s’assurer une place durable, l’individu n’a d’autre choix que de se conduire en entreprene­ur de soi et de développer l’art d’être indispensa­ble.
(DIGITALVIS­ION) Pour s’assurer une place durable, l’individu n’a d’autre choix que de se conduire en entreprene­ur de soi et de développer l’art d’être indispensa­ble.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland