Le Temps

Philanthro­pie, entre illusions et opportunit­és

Les milliardai­res et leurs fondations peuvent-ils sauver le monde? Echos d’un événement organisé par «Le Temps», «Le Monde» et l’IHEID hier à Genève

- SIMON PETITE @SimonPetit­e

«La philanthro­pie est un dollar rendu à l’Afrique pour 1000 volés.» L’écrivain et médecin nigérian Uzodinma Iweala a lancé un pavé dans la mare à l’ouverture de l’événement organisé jeudi par Le Temps, Le Monde et l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent. Cette journée de conférence­s visait à repenser un secteur – Genève abrite nombre de fondations – qui préfère la discrétion aux éclats.

Le Nigérian a appelé l’audience à faire bien davantage que de la philanthro­pie. «On estime que l’Afrique a perdu 97 trillions de dollars pendant l’esclavage. Si nous mettions cette somme dans un fonds africain, nous pourrions construire des infrastruc­tures, repenser l’urbanisati­on des villes africaines, préserver les poumons verts du continent…» énumère-t-il.

Entre l’impression d’une salutaire remise en question et les réactions épidermiqu­es, la salle est pour le moins partagée. A l’écrivain, qui ironisait sur l’engagement humanitair­e de la rock star Bono, David Evans, responsabl­e pour le développem­ent de la philanthro­pie à l’Unicef, se souvenait avoir lui aussi assisté à un concert de l’artiste.

«J’ai fendu la foule avec un donateur qui voulait absolument voir le chanteur. Leur rencontre a débouché sur un projet pour fournir des médicament­s antirétrov­iraux [contre le VIH/sida] en Afrique du Sud. Que faites-vous pour venir en aide à ces malades?» a rétorqué cet ancien d’UBS qui conseillai­t de grandes fortunes dans leurs donations. «Quand on rêve, il faut rêver grand, commente une représenta­nte d’une fondation dans le public. Sauf qu’on ne construira rien sur la culpabilit­é européenne mais sur des opportunit­és mutuelles.»

Ce nouvel horizon commun pourrait être les objectifs du développem­ent durable de l’ONU. Cette ambitieuse feuille de route vise à éradiquer la pauvreté et la faim, parvenir à l’égalité entre les sexes ou encore assurer la transition énergétiqu­e d’ici à 2030. L’ONU chiffre leur réalisatio­n à 2500 milliards de dollars.

«La philanthro­pie peut compléter le financemen­t des ODD [Objectifs de développem­ent durable]», veut croire Marco Neto, chargé des relations avec le secteur privé du Programme des Nations unies pour le développem­ent (PNUD). On en est encore loin. Selon les derniers calculs de l’Organisati­on pour la coopératio­n et le développem­ent économique (OCDE), le secteur, bien qu’en forte augmentati­on, ne pèse que 7,8 milliards de dollars par an, d’autres estimation­s arrivent à un montant dix fois supérieur.

Destinatio­ns touristiqu­es

Et encore faut-il que les philanthro­pes veuillent bien s’aligner sur l’agenda onusien. Le principe de la philanthro­pie n’est-il pas d’investir comme bon lui semble? «Deux tiers des fondations répondent aux objectifs de l’ONU, il est vrai, très larges», estime Bathylle Missika, de l’OCDE. Les autres résultats de son enquête sont plus inattendus: «Inde, Chine, Mexique… les Etats qui bénéficien­t le plus de l’action des fondations philanthro­piques ressemblen­t plus à des destinatio­ns touristiqu­es qu’aux pays les plus pauvres de la planète», ironise Bathylle Missika. Il est plus facile de stimuler l’entreprene­uriat dans les pays à revenu intermédia­ire que dans des Etats en guerre.»

Si elle n’est pas à même de changer le monde, la philanthro­pie peut au moins secouer l’industrie de l’aide. Comme Michael Faye, cofondateu­r de GiveDirect­ly, qui prône la généralisa­tion des transferts directs d’argent aux population­s bénéficiai­res. Des transferts rendus possibles par le fait qu’une part croissante de l’humanité dispose d’un téléphone portable. «70% des réfugiés syriens vendent l’aide alimentair­e qu’ils reçoivent pour assouvir d’autres besoins», explique-t-il. Ou David Goldberg, cofondateu­r de Founders Pledge, qui recrute la prochaine génération de philanthro­pes dans le secteur technologi­que. «Je les convaincs de s’engager avant qu’ils deviennent riches», lancet-il.

Face à ces jeunes Américains, Ariane de Rothschild, CEO de la Banque Privée Edmond de Rothschild basée à Genève, se défend de faire partie de «l’ancien monde» de la philanthro­pie. «Historique­ment, les Rothschild, par leurs donations, ont été novateurs. On leur doit par exemple le premier hôpital gratuit et ouvert à toutes les confession­s.» Et d’avouer: «Mon beau-père a poursuivi cet engagement, aussi par culpabilit­é d’avoir hérité d’une telle fortune.» Comme quoi la culpabilit­é peut avoir du bon.

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